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Introduction à la philosophie éthique – Chapitre I

La fin d’une illusion

La principale difficulté que l’on rencontre lorsque l’on traite d’éthique est que ce terme se décline selon des modalités si diverses que, en fin de compte, on ne sait plus très bien de quoi l’on parle.

Ainsi, l’encyclopédie Britannica définit l’éthique en ces termes : « … appelée aussi philosophie morale, [l’éthique] est la discipline concernée par ce qui est moralement bien ou mal, juste ou injuste (right or wrong, qui se traduit aussi par vrai ou faux) ». Le petit Robert ne voit pas les choses de la même manière et la définit comme suit : « science de la morale : art de diriger la conduite ».

Ces deux définitions à elles seules peuvent entraîner un flot de commentaires. Pour ne pas trop brouiller les cartes dès le départ, je choisis donc de me limiter à trois, sans doute les plus évidents.

– Il est clair pour les deux définitions qu’éthique et morale renvoient au même objet, et à juste titre. En effet, la morale est le terme latin pour signifier l’éthique, terme grec. Parler de morale ou d’éthique renvoie donc en principe à une seule et même signification.

– Les deux références s’accordent pour donner à l’éthique un statut de science, c’est-à-dire celui d’une discipline de savoir. La Britannica insiste d’autant plus sur le caractère cognitif de la discipline « éthique » qu’elle associe à la distinction entre bien et mal la distinction entre « right » et « wrong » qui, en anglais, peut être envisagée à la fois sur le plan des valeurs (juste et injuste) et sur le plan des connaissances (vrai et faux). Mais la langue française, plus précise, ne peut introduire ce genre de flou dans la définition sans faire passer l’éthique du plan des valeurs à celui de la justice…sauf à ce que la justice elle-même devienne le principal terme de l’éthique.

– Le Petit Robert se singularise en associant science et art dans sa définition. Indépendamment du fait que les deux points, judicieusement placés entre les deux définitions, permettent de penser que l’utilisation des termes « science de la morale » est équivalente à celle des termes « art de diriger la conduite », il convient de s’arrêter quelques instants sur cette deuxième manière d’exprimer les choses qui semble effectivement la plus proche de l’étymologie de « ethos » – d’où provient le terme « éthique »- et qui, si l’on y réfléchit bien, ouvre le champ de perplexité dont j’ai parlé plus haut.

D’une étymologie simple à des définitions compliquées

Le terme « ethikos » en grec dérive d’ « ethos » qui, à l’époque d’Aristote, signifiait caractère ou disposition. Cette signification est relativement tardive puisque, plus anciennement, le terme « ethos » se rapportait à la notion de coutume ou d’usage. Mais si l’on choisit d’associer les deux sens, on retrouve quelque chose d’assez cohérent : l’éthos serait donc la disposition dans laquelle on se trouve selon l’usage ou l’habitude. L’éthos d’un individu donné serait donc effectivement relié à son caractère, c’est-à-dire à sa disposition individuelle de se comporter de telle ou de telle manière en fonction de ce qui est l’usage ou de ses propres habitudes.

C’est pourquoi l’on peut parler aussi bien de l’éthos d’un peuple que de celui d’un individu. Il s’agirait de décrire les tendances comportementales de l’un ou de l’autre en fonction des caractéristiques qui lui sont inhérentes.

Tout change cependant avec l’arrivée de la discipline « éthique ». En effet, si la discipline consiste à savoir comment un individu ou un groupe se comporte en tenant compte de son éthos, alors l’éthique deviendrait une branche de la sociologie (pour le groupe) ou de la psychologie (pour l’individu).

Or, tel n’est pas le cas.

Depuis la glorieuse époque de la philosophie grecque, il n’a jamais été question de considérer l’éthique comme une discipline descriptive d’un mode de comportement déjà actualisé. Contrairement aux sciences descriptives de ce qui est, l’éthique – que ce soit pour Platon ou pour Aristote – a une valeur prescriptive, normative : elle ne dit pas ce qui est, mais ce qui devrait être.

Et c’est là que ré-interviennent les définitions mentionnées plus haut. L’éthique – en tant que discipline de savoir, en tant qu’art ou en tant que science – a pour vocation de dire comment il faudrait se comporter et non de constater fidèlement comment l’on se comporte. Mais l’on se trouve alors en face d’un vrai problème : une discipline de savoir n’a-t-elle pas vocation de dire les choses telles qu’elles sont ? Que seraient la physique ou la biologie, par exemple, si elles se mettaient à expliquer le monde non tel qu’il est mais tel qu’il devrait être ?

Certes, le fait de connaître l’éthos de quelqu’un ou d’une société, indique que l’on pourra prédire ses manières de se comporter. Mais encore une fois, une telle association entre connaissance et prévision relèverait de la psychologie ou de la sociologie. Et l’on sent bien que dans la notion d’éthique, il se trouve des « objets » que ces deux disciplines explicatives sont tenues de prendre en compte mais qui n’appartiennent pas à leur champ propre.

Les valeurs

Ces « objets » sont constatables en sociologie et en psychologie, mais ils ne sont pas constructibles par l’une ou par l’autre de ces disciplines. Il s’agit des valeurs. Ces dernières sont des notions intégrées dans le cadre d’un schéma culturel (collectif ou individuel) qui leur accorde une marque positive (bien) ou négative (mal). Chaque individu et chaque groupe ajustera son comportement sur l’échelle des valeurs qui lui est propre et qui variera sur de nombreux points par rapport à celle de l’individu ou du groupe voisins.

Prenons un exemple : le psychologue – celui qui étudie scientifiquement les comportements humains individuels – constate par exemple que « x a décidé de donner un cinquième de son salaire à une œuvre de charité, car il estime nécessaire d’aider son prochain en encourageant une association humanitaire ». Le psychologue tiendra compte de ce fait comportemental et de l’explication qui en est donnée par x. Cependant, il ne pourra jamais ériger cette explication en loi, en connaissance scientifique universalisable, car il sera aussi et simultanément tenu de constater que tel autre quidam « y ne donne rien aux œuvres charitables car il se méfie de leur manière de gérer les dons » et que « z croit que donner de l’argent n’est pas de première urgence et qu’il vaut mieux, si l’on tient à aider son prochain, donner une partie de son temps ».

La tâche du sociologue sera à peine plus facile. Il remarquera que pour tel groupe social, le comportement généreux ne se manifeste qu’à l’approche de Noël, alors que pour tel autre, l’idée de donner aux nécessiteux n’existe même pas car ces derniers sont automatiquement pris en charge par la communauté. Il verra que certains groupes pratiquent une aide règlementée et ritualisée, alors que d’autres laissent libre la pratique des dons. Il ne pourra manquer de constater que, dans certains groupes, les dons ont comme première fonction de s’octroyer une image positive et que dans certains autres, le don est un acte de « défi » lancé à l’autre qui est tenu de répondre par un don supérieur ou au moins égal à celui qu’il a reçu.

Cependant, dans tous les cas, le psychologue et le sociologue se trouveront confrontés non seulement à la diversité des valeurs attribuées à l’acte de donner, mais aussi à des formes de comportement qui leur seront explicités consciemment par le biais des intentions des sujets et que ces intentions viendront toujours justifier le choix comportemental.

Le comportement éthique est donc forcément
– un comportement conscient (on sait ce qu’on fait)
– associé à un jugement positif (on pense que c’est bien),
– lui-même relié à une conviction valorisante (et l’on sait dire pourquoi c’est bien).

Comportement, jugement/valeur, conviction et intention, sont donc tous les quatre imbriqués dans le choix éthique. La distinction entre valeur et non-valeur, ou entre « bien » et « mal » se trouve universellement à la base du comportement que l’on peut qualifier d’éthique. Mais, le contenu des valeurs, c’est-à-dire le fondement de ce qui fait la distinction entre « bien » et « mal » varie non seulement sur le plan individuel, mais aussi sur les plans socio-culturels qui, eux-mêmes, changent au cours de l’histoire.

Impossible dès lors de formuler une véritable discipline de savoir qui serait proprement appelée « éthique » et qui pourrait chercher (et trouver) les lois universelles qui régissent le comportement humain lorsque les valeurs sont concernées.

Une science, quelle science ?

Commençons notre recherche en rejetant la première illusion : contrairement à ce qui est souvent affirmé, il n’existe aucune science de l’éthique, une science qui aurait ses méthodes, ses contenus, ni a fortiori, ses spécialistes (ou experts). Être « éthicien », bio-éthicien, info-éthicien, sont des mots vides de sens. Etre un biologiste intéressé par l’éthique de sa propre discipline, être un philosophe de l’éthique intéressé par la biologie, restent en revanche du domaine du possible. Mais l’éthique dans ce cas ne sera pas une science, elle sera une démarche de questionnement philosophique qui pourra, au mieux, aboutir à une théorie philosophique du Bien (telle qu’on la trouve chez Platon, Aristote ou Kant). Elle n’amènera jamais un savoir scientifique, méthodique, organisé et producteur de lois universelles.

L’absence de la science de l’éthique est aujourd’hui patente. On n’a jamais autant parlé d’éthique et, cependant, nulle « science » n’émerge, nul accord, nul consensus concernant les manières de se comporter. Mais il ne s’agit pas d’en conclure que la réflexion éthique ne vaut pas que l’on s’y attarde. Bien au contraire, cela implique que la démarche éthique doit être présente à chaque instant, elle doit accompagner chacun de nos pas, chacun de nos choix. Au lieu de la limiter à quelques spécialistes, il faut que soit entendu le fait que l’être humain (individu ou collectif) n’existe pas sans elle et que chaque comportement humain dissimule un choix éthique, plus ou moins clair, plus ou moins motivé, mais un choix qu’il convient d’analyser et de tenter – y compris chacun pour soi – d’en prendre conscience.

Les philosophes peuvent aider en cela. D’une part, leur formation est censée leur avoir fourni des modes de raisonnement rigoureux et intransigeants, d’autre part, ils connaissent de nombreuses réponses historiques à l’interrogation éthique. Mais les philosophes ne peuvent qu’ouvrir des voies de recherche et non donner des réponses. Ils ne sont pas des maîtres de conscience. L’éthique étant une question de comportement, nul philosophe ne possède la légitimité pour influer ou avoir autorité sur le comportement d’autrui. C’est dire à quel point l’éthique est une affaire singulière, la responsabilité de chacun face à ses propres envies, ses propres choix, ses propres prises de décision.