S’il est important de garder précieusement présent en mémoire le fait qu’il n’existe pas un savoir de l’éthique, il n’est cependant pas interdit de tenter de chercher – dans l’histoire de la pensée humaine, toutes disciplines confondues – les manières d’être éthiques, telles qu’elles se sont présentées au cours des temps. Bien entendu, le savoir ainsi convoqué sera de nature historique et culturelle et non de nature éthique. Malgré ce léger hiatus avec l’objet de notre recherche, il n’est cependant pas inutile de faire un ou plusieurs tours d’horizon à la recherche de la manière dont la question éthique a été abordée en différents lieux et temps. On s’apercevra alors du fait qu’il existe au minimum quatre approches différentes de la question éthique:
– une approche culturelle participant de la religiosité spécifique de chaque groupe social,
– une approche religieuse plus générale que j’appellerai spiritualiste,
– une approche plus spécifiquement monothéiste, avec un fond commun, mais variant en fonction des trois grands monothéismes (judaïsme, christianisme, islam), mais aussi en fonction des théologiens de chacune de ces trois tendances du monothéisme,
– une approche philosophique, variant cette fois individuellement en fonction des auteurs.
Il est impossible dans une Introduction d’entrer dans le détail de chacune de ces approches, d’autant que dès que l’on dit « culturel » ou « individuel » cela signifie que les principes d’éthique proposés vont varier à l’infini. Aussi, dans ce qui suit, je me contenterai d’indiquer les principales caractéristiques de chacune de ces approches, sans entrer dans le détail d’aucune d’entre elles.
L’approche culturelle, celle du groupe social, de la tribu ou du clan, est certainement la plus ancienne de toutes et c’est à partir d’elle que provient l’étymologie des termes « éthique » et « morale », puisqu’il s’agit des coutumes, des habitudes, des mœurs.
Dans notre société individualiste, il pourrait paraître incongru de définir l’éthique par le comportement de la majorité des gens. En fait, il est probable que cela soit la plus grande règle d’éthique jamais réellement appliquée. En effet, pour qu’une société « fonctionne » d’une manière efficace, il est nécessaire qu’elle possède des règles de conduite, érigées d’une manière plus ou moins compulsionnelle, en valeur; les particuliers s’y soumettent en les intériorisant et elles permettent aux différentes activités sociales d’être menées sans trop de conflits d’interprétation ou d’opinion.
Une société étant par définition conformiste, elle définit ses valeurs et ses normes de manière à permettre l’identification de ce qui est en son intérieur (ce personnage est rassurant, car il se comporte comme nous), et ce qui est extérieur (il ne se conduit pas normalement, il y a quelque chose de bizarre et d’inquiétant en lui). Ainsi, les codes de comportement deviennent également des codes d’appartenance, des signes indiquant que l’on appartient bien à la même société, au même groupe, qu’on est « du même monde ».
Ceci étant dit, il convient de ne pas oublier que « se comporter comme tout le monde » est parfois une nécessité non seulement de société, mais aussi de bon sens. On comprend immédiatement pourquoi il vaut mieux ne pas prendre l’autoroute à contresens, par exemple. Un code social, même lorsqu’il ne s’exprime pas dans un code juridique, peut ainsi agir de manière à « lisser » les zones de conflit, et faire en sorte que les individus interagissent comme dans une machine bien huilée. C’est là qu’interviennent – plus que l’éthique – les codes et normes, la politesse, les civilités, etc.
Mais pour qu’un code social soit une pure convention à laquelle il convient de se plier par le seul bon sens, il faut qu’il ne soit pas lui-même érigé en une entité supérieure; c’est-à-dire il faut qu’il n’acquière pas une signification lui permettant d’être vu autrement que comme une convention ; il ne doit pas être vu comme une valeur-en-soi. Ex. Les codes de bonnes manières, les règles vestimentaires, etc.
C’est là où la différence entre un code de sens commun et un code socio-éthique fait son apparition. Un code de sens commun est juste obéi (par exemple, si un jour il faut passer de l’autre côté de l’autoroute car il y a des travaux sur le nôtre, on opère la translation sans grande réflexion morale) un code éthique, lui, sera cependant toujours évalué, tant au plan de son sens qu’à celui de sa valeur. C’est-à-dire que l’on se demandera comment expliquer et comme évaluer le fait que x est fier d’échapper aux impôts ou le fait qu’il oublie toujours de dire merci.
J’insiste sur l’utilisation des deux termes « sens » et « valeur ». En effet, aucun comportement humain n’est dépourvu de signification, lorsqu’on est en rapport avec autrui et donc, a fortiori, nul comportement humain n’est à l’abri d’une évaluation. Le problème est que la signification d’un acte est toujours au moins double. L’acte a une signification pour celui qui l’accompli et une signification parfois autre pour ceux qui le jugent (sans compter les significations inconscientes que d’aucuns ne pourront s’empêcher de lui attribuer). Le résultat de cette double signification est que le fossé se creuse inévitablement entre deux personnes ou entre deux collectifs lorsque les comportements subissent des interprétations différentes.
C’est ainsi que la définition la plus élémentaire de l’éthique dans toutes les sociétés (sophistiquées ou archaïques) est par la distinction naïve entre le bien et le mal, souvent associée à une autre distinction aussi élémentaire, celle entre la vérité et l’erreur (ou entre la vérité et le mensonge). Dans les sociétés archaïques (qui sont aussi souvent les nôtres, car les archaïsmes peuvent être mis en latence mais ne disparaissent jamais) ces deux distinctions rejoignent pratiquement toujours la distinction entre nous et eux. On comprend dès lors que l’évaluation des comportements, des us et des coutumes, en une opposition entre bien et mal permet à chaque communauté d’asseoir ses propres limites par l’identification de ses propres valeurs et donc par son propre pouvoir d’exclusion éthique. A partir du moment où vous trouvez systématiquement le bien chez vous et le mal chez les autres, méfiez-vous: votre sens de l’éthique est tribal et le chemin de l’enfer est pavé de bonnes consciences!
Toutes les cultures, y compris les plus modernes, les plus individualistes ou les plus tolérantes, ont besoin de se définir et se définissent par une exclusion en forme d’éthique. Cherchez la limite où s’arrête le bien dans votre société et où commence le mal et vous verrez qu’à ce niveau, une société voisine ou autre aura placé les bornes à un autre endroit. J’appelle sacrées les valeurs sur lesquelles une société ne peut tolérer de revenir. Aussi tolérante qu’elle se dise, une société pose toujours quelque part les bornes de l’intolérable et se définit donc à partir d’elles.
La conséquence, parfois imprévue, de cet état de fait est que plus une société diversifiée s’octroie des lois, des traditions et des coutumes, plus elle augmente les chances de la transgression. Et, inversement, plus une société supporte mal les transgressions et plus elle aura tendance à crouler sous ses propres lois, ritualisées au point d’en devenir sacrées et inviolables.
À ma connaissance, une seule tradition religieuse dans le monde a choisi d’ériger en principes métaphysiques et universels ce combat entre le mal et le bien. La religion mazdéenne est celle des Perses. Son livre est intitulé Avesta et son prophète est Zoroastre. Cette religion postule l’existence de deux entités distinctes, l’une, principe du Bien et l’autre principe du Mal, qui se livrent dans le monde un combat acharné devant se terminer à la fin des temps par une victoire du Bien et la défaite définitive du principe du Mal.
Déjà bien avant l’avènement du christianisme, cette thèse avait pris une formidable ampleur sur tous les bords de la Méditerranée, et s’est trouvée associée à de nombreux systèmes théoriques, toujours très fortement dualistes. Ainsi, les Pythagoriciens – école de pensée grecque restée célèbre pour sa rationalité mathématique – étaient sensibles à ce dualisme venu d’Orient et avaient opté pour une classification duale de tout ce qui existe, se conçoit ou se fait, avec dans une case, le bien, le principe mâle, la lumière, le sec, etc. et dans la case opposée le mal, le principe femelle, l’obscurité, l’humide, etc.
On pourrait aussi rattacher cette forme de dualité, quoique d’une manière nettement moins tranchée avec les principes Yin et Yang de la Chine traditionnelle. Mais il ne faut pas oublier que dans la tradition chinoise il y a toujours du yin dans le yang et réciproquement, alors que le dualisme mazdéen ou pythagoricien est sans appel car fondé sur le caractère indivisible des forces du bien d’un côté et des forces du mal de l’autre.
Les religions duales ont existé partout sur la planète, comme un mode de fonctionnement simple et primitif de l’humanité. Il est évident qu’une telle dichotomie – qui n’est donc pas toujours et partout d’origine mazdéenne – est susceptible de jouer un rôle d’autant plus pernicieux que n’importe quelle société est capable de se l’accaparer et de fonder sur elle l’exclusive qui consiste à affirmer que le bien est chez soi et le mal chez les autres, non seulement pour des raisons culturelles mais également parce que ces principes possèdent une existence réelle et que toute l’histoire de l’humanité peut se ramener à un combat entre ces deux formes de forces.
Lorsque l’on sort, ne serait-ce qu’en théorie, du champ des éthiques culturelles – quitte à dire une lapalissade – on se retrouve dans celui des éthiques individuelles, des démarches personnelles. Ceci ne signifie nullement qu’on aura ainsi échappé à l’emprise des cultures. Car, d’une part, on échappe difficilement à un champ culturel et en général si on en sort c’est pour « tomber » dans un autre. D’autre part, parce que les démarches individuelles elles-mêmes émanent de certaines cultures et non d’autres et se pratiquent souvent selon des critères culturels précis.
Ainsi, la spiritualité hindoue et la spiritualité bouddhiste ont tendance à encourager une éthique spirituelle caractérisée par le repli: repli sur soi dans la méditation et la purification du corps et de l’esprit, repli hors de la société dans l’éloignement vers la vie monastique.
Cette forme de spiritualité a atteint et considérablement affecté le reste de la planète depuis fort longtemps. La démarche éthique qui la fonde consiste à dire qu’il est impossible de changer un monde fondamentalement souillé par la guerre, la violence et la souffrance et que l’éthique impose donc de résister au maximum à ce monde, soit en en sortant complètement soit en s’en purifiant, en en prenant conscience et en s’en éloignant, ne serait-ce que sur le plan symbolique.
La démarche éthique, lorsqu’elle est associée à une spiritualité aussi intime, est à la fois inexprimable en termes conceptuels – les livres de spiritualité pullulent mais il serait bien difficile de dire ce qu’ils contiennent, de les distinguer en écoles, etc. – et non transposable sur un terrain social. C’est ainsi que l’Inde, un pays parmi les plus spiritualistes au monde, est aussi un pays dans lequel les conflits culturels entre éthiques et communautés ethniques opposées ont toujours été virulents.
Mais la spiritualité a fait son chemin hors de son Asie natale et a atteint la civilisation gréco-romaine, le christianisme, l’islam et la civilisation occidentale tentée par cette forme de religiosité où aucun dieu ne vient jouer un rôle privilégié et où l’éthique s’exprime au travers d’un subjectivisme pacifique du meilleur aloi. Comme les choses n’y sont jamais entièrement tranchées, qui plus est, la spiritualité permet à chacun d’y inclure un peu ce qui lui convient le mieux, et on rencontre ainsi une multiplicité de spiritualités parfois associées à la science ou à une forme de technique, à l’art, aux religions dites « classiques », une spiritualité associée à la Terre-sacralisée, au corps humain sublimé, à la métempsychose, ou au néant, etc. etc.
Cependant, deux autres formes de pensée éthique sont nées au cours du millénaire qui a précédé la naissance du Christ. Elles ont à la fois des fondations communes et des divergences profondes. Il s’agit de l’éthique vue par la philosophie grecque et de l’éthique vue par le monothéisme. Hors influences asiatiques, ces deux modèles éthiques ne guère orientées vers la spiritualité ou l’éloignement ; ce sont des philosophies de l’action.