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Histoire des idées rationnelles – Chapitre V

Pourquoi la Raison?

La construction des deux principes, du tiers-exclu et de raison suffisante, fut un tournant important dans l’histoire de la pensée humaine. Déjà, avant l’avènement de ces deux méthodes qui incitent à aller de l’avant en acceptant que chaque hypothèse ait des limites, il aurait été difficile de parler d’évolution des idées. Depuis la maîtrise du feu, les hommes ont bien entendu fait évoluer des techniques, des savoir-faire, ils ont établi des empires de plus en plus puissants et sophistiqués, mais la pensée humaine était demeurée statique, diversifiant les dieux, les cultes, les rites, se diversifiant elle-même ainsi, mais sur un mode horizontal, variant avec les lieux, les climats et incapable de varier avec le temps.

L’invention de l’écriture à elle seule n’a en rien changé cette horizontalité (cette absence de dialectique), et les écritures premières, trop compliquées, sont vite tombées entre les mains des scribes fidèles aux hiérarchies impériales et aux autorités religieuses. Elles ont donc ainsi contribué à figer les idées.

Contrairement à ce qu’avancent ceux qui essaient désespérément de tisser le lien entre pensée rationnelle et pensée mythique, la rationalité n’est pas née à partir des grands mythes fondateurs, pas plus que sur les tablettes à usage comptable, juridique ou incantatoire, des anciens mésopotamiens ou sur les papyrus des égyptiens. Elle est venue à l’existence dans un effort surhumain qui a consisté à aller – pour la première fois dans l’histoire de l’humanité! – contre tout ce qui précède, contre les mythes, contre les rites et les traditions.

La pensée rationnelle a donc forcément été révolutionnaire, mais pas au point d’entraîner un grand soulèvement populaire : difficile d’accès, élitiste, elle s’est manifestée chez quelques philosophes et mathématiciens, et enfin chez quelques chefs politiques qui eurent le génie de comprendre qu’elle pouvait leur être utile pour dépasser les stériles conflits incessants entre clans et tribus.

Mais ici, il convient de pauser et de s’interroger : pourquoi une telle révolution était-elle devenue nécessaire? Qu’était donc la pensée humaine avant que la rationalité du principe de raison suffisante et des règles élémentaires de la logique ne vienne apporter à l’édifice intellectuel une pierre d’un genre entièrement inconnu jusque-là? Pour répondre à cette question, il faut entrer en profondeur dans les recoins obscurs de l’âme humaine, individuelle et collective. Il faut retrouver, dans ses archaïsmes, la pensée sauvage, celle qui est toujours présente, au fond de chacun d’entre nous.

Difficile de définir l’indéfinissable, ce qui fuit, ce qui change et varie en continu, ce qui admet la chose et son contraire et, presque paradoxalement, ce qui – tel le fleuve d’Héraclite – demeure totalement statique à force d’être mouvant. La pensée sauvage – que l’on peut appeler aussi pensée magique – est de cette essence. Elle répond en premier aux émotions, aux vœux et aux désirs d’âmes angoissées, portées vers l’interrogation par des émotions fortes (peur de la mort, des forces de la nature, des puissances obscures, des voisins, etc.). Elle émerge de l’affect, et se moule dans le monde des signes en atteignant l’intellect. Et comme les affects sont la chose la mieux partagée au monde, rien ne ressemble plus à une pensée sauvage qu’une autre, incapables qu’elles sont d’aller au-delà des règles quasi-physiologiques du comportement humain basique, individuel et collectif.

Avant l’avènement de la Raison – et, jusqu’à aujourd’hui d’une manière continue pour la grande majorité des humains (et pour le reste d’entre nous, dans les moments d’inattention) – l’intellect reçoit la pensée magique passivement, sans aucune capacité critique, sans aucune velléité de changement, sans aucune maîtrise. Poussé par les forces obscures des affects, à la fois puissantes et contradictoires, il est soumis au ballottement que suscite en lui une pensée floue, holistique (englobante), profondément dérangeante par le taux de tension qu’elle exerce sur lui, mais rassurante aussi puisqu’elle lui permet de « suivre » le cours des choses, justifié par le sentiment d’être soumis au destin, à la fatalité, plutôt que de leur résister.

La pensée magique n’est pas élaborée par l’être humain individu. C’est elle qui le façonne à sa convenance. Fortement ancrée dans les émotions puissantes, qui sont toujours des émotions contagieuses et, par suite, collectives (peur, haine, envie, colère, etc.), elle agit sur l’individu fragile et malléable, incapable de fait de se lancer dans des spéculations originales, d’inventer des hypothèses, de les considérer comme telles, de les vérifier, de les réfuter, de consciemment les utiliser. Et, ce faisant, elle contribue à ancrer l’individu dans sa généalogie (culte des ancêtres), dans ses appartenances (culte du groupe), elle détermine sa place dans sa société, sur son territoire, mais aussi dans le monde, une place de laquelle il ne peut échapper sans dommage, ce qui d’ailleurs annule toute velléité de libération, à supposer que l’idée même de libération fût possible.

Absence de réflexivité

Attirons tout de suite l’attention du lecteur sur un point essentiel : le simple fait de discourir à propos de la pensée magique implique que l’on en est déjà sorti. Ce qui amène sur le champ l’un des critères premiers, fondamentaux, de toute pensée magique en particulier et de toute pensée irrationnelle en général : on ne peut y trouver aucune réflexivité, aucune prise de distance. Du seul fait qu’elle est dicible, la pensée magique fait de son contenu un existant. La concomitance entre la parole, la pensée et le réel est instantanée. Distinguer les trois relèverait d’une démarche critique – et analytique – que la pensée magique ne peut mener engluée dans l’immédiateté et l’autorité de l’énoncé et de son porteur.

Le doute et l’esprit critique sont des données premières de la méthode rationnelle. Les textes antiques – ceux des grandes ou des petites mythologies – ne font aucune référence à eux-mêmes, ne montrent aucune tentative d’explicitation de la raison d’être de leur écriture. Il n’y a ni sujet ni interrogation dans le mythe.

Si la pensée magique exprime aujourd’hui des interrogations sur elle-même, c’est parce que, dans un monde envahi par une rationalité au moins apparente, il devenait nécessaire d’adresser ces outils, devenus plus des outils de communication que de pensée. Ainsi, par exemple, on aura des « faux » astrologues, impliquant par là qu’il en existe de « vrais ». Mais il sera à tout jamais impossible de construire une véritable épistémologie de l’astrologie (ou de tout autre discours ésotérique), puisque le fond – symbolique et holistique – reste le même depuis des millénaires.

La démarche critique contient en effet encore autre chose que le doute qui, livré à lui-même, devient systématique, ouvrant la voie à la sophistique, au cynisme et à l’instrumentalisation du discours. Elle exige des principes de méthode, efficaces, vérifiables et réfutables. Or, en se concrétisant totalement dans une instantanéité affective, la pensée magique est incapable de se soumettre à une méthode stricte et mouvante à la fois. Elle se satisfait donc de techniques rituelles, traditionnelles et usitées, sources d’efficacité en raison, précisément, de la légitimité qu’elles acquièrent du fait qu’elles ont « toujours » été utilisées ainsi.

Importance de la tradition

La pensée magique est donc forcément traditionaliste; elle se méfie de la nouveauté et amène avec elle un grand respect de l’autorité. En cela, elle interpelle majoritairement une population en mal de règles, de lois, en désir d’obéissance, afin de se décharger sur autrui (le gourou, le destin, le sorcier, le chef, le devenir incontrôlable du monde) de la responsabilité individuelle qui lui tomberait dessus comme la foudre si jamais elle réfléchissait par elle-même – à titre individuel, en dehors de toute pression du collectif – sans recours à ces autorités consacrées.

Cette tendance si humaine de chercher ailleurs qu’en soi-même des règles de comportement et des réponses aux questionnements (des plus quotidiens aux plus théoriques) a toujours été la faiblesse à partir de laquelle la pensée magique a pu s’infiltrer dans les esprits et, parfois, occuper totalement les lieux.

Le désarroi appelle l’enchantement. Face à des situations critiques, émotionnellement déstabilisantes, telles que des maladies par exemple, l’on se retourne vers les « faiseurs de solutions » non parce qu’on cherche des avis éclairés, mais parce qu’on souhaite des réponses « à tout prix », de préférence toutes faites, bien balisées, indiscutables. Ainsi, le monde se remplit de remèdes, de guérisseurs, de sorciers et de mages.

Et quoi de plus indiscutable que ce qui n’a jamais été discuté? Confrontés à un médecin qui avoue que la science médicale est impuissante (remarquez au passage la puissance rationnelle de l’idée socratique : je sais que je ne sais pas), quoi de plus normal que de se tourner vers ceux qui disent savoir, ne serait-ce qu’en raison des siècles de pratique d’une pensée magique d’autant plus efficace qu’on y croit?

Obéissance et hiérarchie

En situation psychologique de crise, la recherche d’un refuge amène presque toujours ceux qui cherchent vers ceux qui disent avoir trouvé. Ceux-là sont divers. Néanmoins, ils ont une particularité essentielle pour le fonctionnement de la pensée magique : ils savent imposer leur pouvoir. De là à se positionner dans un monde surnaturel, il n’y a qu’un pas qu’ils franchissent tous, peut-être même sans s’en rendre compte. Il y a à peine quelques siècles, le Roi ne recevait-il pas son pouvoir sur ses sujets par « droit divin »?

Le caractère magique associé au pouvoir est essentiel pour la compréhension à la fois du mode de fonctionnement de la pensée irrationnelle et du lien indéfectible qui unit cette pensée à la mise en place de collectifs de nature archaïque.

Il est difficile aujourd’hui, dans le monde occidental, de voir le lien logique – le rapport de cause à effet possible – entre pensée magique et société archaïque. On sait, bien entendu, que la pensée magique provient des sociétés archaïques de l’antiquité mais, comme la pensée magique est toujours présente, on suppose facilement que le cordon ombilical a été coupé et que, de nos jours, les adeptes de la pensée magique sont au même titre que tous les autres les citoyens d’une civilisation avancée, rationnelle et individualisante.

Cette lecture est particulièrement dangereuse car elle interdit de voir venir les grandes poussées d’archaïsme que la pensée magique entraîne. Elle est d’autant plus dangereuse qu’à l’inverse, parfois, elle autorise certains à accuser la Raison d’être elle-même à la source des comportements archaïques (comme par exemple d’imputer à la rationalité technologique ou même scientifique la barbarie des deux dernières guerres mondiales).

Or, il est évident que le désir d’obéissance, le respect de la hiérarchie, ne proviennent pas d’un usage sain de la Raison. En revanche, ils peuvent parfaitement provenir d’un état d’esprit collectif qui verrait dans une sacralisation des données de la Raison du moment le moyen de revenir à la pensée magique dont il a besoin, précisément, parce que dans des périodes d’angoisse sociale et économique, le recours à la pensée magique (tradition, hiérarchie, obéissance) devient un impératif pour resserrer les liens, se déresponsabiliser et – surtout – ne pas réfléchir.

Dans ces circonstances, l’usage de la Raison est dévoyé. De libératrice et constructrice d’une évolution toujours en acte, la Raison (à l’état où elle se trouve au moment de la crise) est paralysée dans les données du présent, embrigadée dans le respect du passé, fossilisée. La méthode rationnelle disparaît et restent les conclusions de ses applications passées ou présentes. Dans ce cas, on oublie le fait essentiel, à savoir qu’une Raison arrêtée, stoppée en plein élan, devient (comme n’importe quoi d’autre) un outil entre les mains des forces de l’irrationnel. La pensée magique reprend alors ses droits et investi le champ laissé libre parce que la démarche rationnelle est paralysée.

Beaucoup s’interrogent par exemple sur la flambée de l’idéologie nazie dans un pays – l’Allemagne – considéré à l’époque comme parmi les plus civilisés, sinon le plus civilisé d’Europe. Et nombreux sont ceux qui, inévitablement, vont pointer du doigt l’usage de la raison, comme si celle-ci contenait en elle-même les poisons de toutes les idéologies. C’est oublier que la Raison, dans son usage propre, ne supporte ni les traditions, ni les obéissances, ni les systèmes stables et donc, a fortiori, aucune idéologie apportée en tant qu’explication définitive ou en tant que solution finale.

La Raison est un processus dialectique. Elle avance pour exister et dès lors qu’elle est arrêtée, autant dire qu’elle n’existe plus. Retour donc à la pensée magique. Celle-ci, avec le temps, devient plus technicisée (l’astrologue utilisera l’ordinateur), mais ses modalités de fonctionnement psychologiques et sociaux, ainsi que son emprise sur les intellects, resteront identiques à ce qu’elles ont toujours été, depuis la nuit des temps.

Le règne de l’arbitraire

La caractéristique, peut-être la plus importante, de la pensée magique est que, consciemment ou non, elle légitime les pouvoirs existants et autorise l’arbitraire. En fait, ces deux conditions sont une et même chose. Un pouvoir qui se légitime lui-même en raison de son lien avec le sacré (ce qui revient à dire la pensée magique) peut ensuite se permettre d’agir de la manière la plus capricieuse et arbitraire. Un roi-dieu a, ne l’oublions pas, pouvoir de vie et de mort sur ses sujets. Les femmes lui appartiennent, les grandes décisions d’état – qu’il s’agisse d’une petite tribu ou d’un grand empire – seront entièrement siennes et il les soumettra à ses propres désirs qu’il justifie ces derniers par la consultation de la cour, de ses conseillers, des devins ou des astrologues.

Les sujets, petite tribu ou grand empire, sont soumis par définition. Ils sont soumis sans possibilité de recul ou de critique, une soumission qui n’est pas de l’esclavage, car elle est l’état naturel de l’être humain qui accepte aisément (avec soulagement) au-dessus de sa tête le poids de la hiérarchie sacrée et le pouvoir suprême et indiscutable du prince.

Entre l’arbitraire de la nature (qui fait peur), celui du chaman ou du guérisseur (qui inquiète et rassure) et celui du vrai détenteur du pouvoir (auquel on se soumet car il est impossible et impensable de faire autrement), il devient évident que l’être humain, dans ces conditions, est un être de soumission, et que son angoisse l’incite à prudemment se soumettre à la protection que son collectif lui assure malgré tout, même s’il doit pour cela faire la guerre aux tribus ou empires voisins et y mourir pour la gloire du dieu-roi.

La condition humaine naturelle, celle qui se vit dans le cadre de la pensée magique est donc forcément une condition collective, à la fois inquiète et solidaire (solidaire car inquiète) et, dans tous les cas, soumise à des règles, des us et des abus, ballotée au gré des pouvoirs sacrés, pouvoirs royaux, divins, magiques.

Et c’est là où apparaît la nécessité de la révolution rationnelle puisque, que ce soit par le principe du tiers exclu ou par celui de raison suffisante, le recours à la raison vient avec une finalité quasi obsessive : il faut sortir de l’arbitraire (celui des dieux ou celui des princes). Le seul moyen pour l’être humain d’élever son intellect par-dessus ce qui l’asservit consiste à tenter de rechercher au-delà des arbitraires locaux, la légitimité d’un principe universel, valable en tout temps et en tout lieu.

Deux principes furent ainsi établis simultanément, sur les deux bords de la Méditerranée. La rationalité grecque inventa les Lois du Cosmos, la rationalité sémitique mit au jour la Loi du Dieu unique. Dans les deux cas, et dans de nombreux autres cas analogues, le principe de l’existence d’une transcendance était désormais acté.