Il est banal désormais de considérer Adam Smith comme le père de l’économie libérale telle qu’elle est pratiquée de nos jours. Selon cette façon de voir, on estime – à juste titre d’ailleurs – qu’Adam Smith est bien à l’origine de nombreux concepts clés qui ont produit l’économie moderne, tels que celui de la division du travail, du laissez-faire et de cette célèbre main invisible qui veut que l’intérêt général émerge à partir de la convergence, sur un plan national, de la multitude des intérêts particuliers.
Or, aujourd’hui, il est devenu extrêmement rare que les « disciples » contemporains de Smith lisent ses textes. Aussi, passent-ils régulièrement à côté de « l’autre » Adam Smith, non seulement l’auteur d’une théorie morale, complémentaire de sa théorie économique, mais aussi l’analyste – parfois désabusé, généralement sévère et sans concession – de l’âme humaine et de ce qui la pousse à l’action, y compris sur le plan économique.
Pour mieux comprendre la pensée de Smith, il est donc essentiel non seulement de le lire (et de le relire), mais aussi de le replacer dans son contexte, celui d’un 18ème siècle profondément optimiste, oscillant constamment entre deux rationalismes, celui des thèses scientifiques et celui des thèses éthiques. Comme ses amis intellectuels européens, Smith était fasciné par le génie mécanique (et mécaniste) des thèses de Newton, mais aussi interpellé par une nature humaine dirigée à la fois par les passions (c’est son côté négatif) et par la raison. Cette dernière devait avoir la capacité de faire aboutir chez chaque individu, une morale, emplie de compassion universelle, dont l’une des finalités serait que la richesse puisse percoler dans la société et permettre ainsi de subvenir aux intérêts de tous.
Comme il le dit lui-même dans sa Théorie des Sentiments Moraux : « Quoique nos bons offices effectifs ne peuvent que très rarement être étendus à une société plus large que celle de notre pays, notre bonne volonté n’est circonscrite par aucune limite; elle peut embrasser l’immensité de l’univers. Nous ne pouvons former l’idée d’un quelconque être innocent et sensible dont nous ne devrions pas désirer le bonheur, ou pour la misère duquel, si elle était rapportée distinctement à notre imagination, nous ne devrions pas avoir un certain degré d’aversion. Certes, l’idée d’un être malfaisant quoique sensible provoque naturellement notre haine; mais l’hostilité que nous avons à son égard est alors réellement l’effet de notre bienveillance universelle. Elle est l’effet de la sympathie que nous sentons pour la misère et le ressentiment de ces autres êtres innocents et sensibles dont le bonheur est dérangé par sa méchanceté. »
Sur le plan des passions, Smith ne se faisait aucune illusion, pas plus sur les tendances des privilégiés à soigner et accroître leurs privilèges que sur le rôle premier des gouvernements qui consiste principalement à agir dans l’intérêt des riches et des puissants. Que la société humaine soit majoritairement composée de prédateurs ne fait donc pour lui pas l’ombre d’un doute. Et c’est d’ailleurs pour cela, dans une société préindustrielle, dominée par des petits artisanats ou commerces, qu’il prêche la liberté totale d’agir puisqu’elle seule doit permettre – en raison d’une compétition généralisée – le rééquilibrage par le marché, des tendances naturelles des uns ou des autres à tenter de dominer un champ d’activité et d’en exclure les concurrents.
Sur le plan rationnel, cependant, Smith imaginait que les mécanismes (aveugles, quasi-newtoniens) d’un marché ouvert, réglementé de manière à éviter les monopoles, – et ces mécanismes seuls – seraient suffisants pour rééquilibrer les intérêts individuels et en faire automatiquement émerger les intérêts collectifs. Il y voyait assez paradoxalement – et c’est sans doute là ce qui fait une partie de son génie – une sorte de concomitance entre une liberté individuelle quasi totale et un déterminisme sociologique de nature également quasi absolue. La première permettrait alors de satisfaire la conscience éthique, puisque liberté rime avec responsabilité et la seconde permettrait d’atteindre une satisfaction économique, en raison de phénomènes émergents, tel que celui de la main invisible.
1/ Commentaire
On retrouve ici l’un des mécanismes fondamentaux de la régulation du marché, l’interaction entre l’offre et la demande. Et on y retrouve par la même occasion l’un des défauts majeurs de la pensée économique (un défaut que les économistes commencent juste à rectifier) qui consiste à considérer l’être humain comme un animal parfaitement rationnel dont le comportement sur le plan économique aurait uniquement pour but de tenter de maximiser ses avantages. Ce qui est instructif est que, clairement, la recherche de positions monopolistiques tendrait à confirmer cette thèse d’optimisation. Le problème auquel Adam Smith et ses successeurs n’ont pas réfléchi est que la recherche du monopole n’est pas un comportement économique destiné à maximiser les richesses individuelles, il est un comportement sociologique destiné à maximiser la puissance collective. C’est pourquoi les situations de monopole qui apparaissent dans le monde moderne sont bien davantage le fait d’un ensemble de corporations (accords entre enseignes de grande distribution ou entre banquiers par exemple) que le fait d’un magnat tout seul. On retrouve ainsi la logique tribale. Mais au 18ème siècle, l’anthropologie n’existait pas encore et Adam Smith ne pouvait imaginer que l’être humain, malgré tous ses défauts qui prennent leur origine dans les passions, ne soit aussi – de naissance – un être libre et rationnel et par suite déjà individué.