Imprimer

Globalisation

Dans l’introduction d’un livre paru en 2005, disponible en ligne, et intitulé « A brief history of neoliberalism », l’essayiste et géographe britannique David Harvey, décrit ainsi la révolution nommée globalisation :

« Les historiens du futur pourront voir dans les années 1978-80 un point de changement révolutionnaire dans l’histoire économique et sociale du monde. En 1978, Deng Xiao Ping prit les engagements décisifs vers la libéralisation d’une économie jusque-là communiste dans un pays qui comptait alors le cinquième de la population mondiale. Le chemin ainsi tracé par Deng consistait à transformer la Chine en deux décennies, la faisant passer d’une position marginale et fermée à devenir un centre ouvert de dynamisme capitaliste, susceptible d’engranger des chiffres de croissance jamais obtenus dans l’histoire de l’humanité.
De l’autre côté du Pacifique, et dans des circonstances différentes, un personnage à l’époque assez peu connu (mais désormais célèbre) – Paul Volcker – devint directeur de la Réserve Fédérale en Juillet 1979 ; au bout de quelques mois, il avait dramatiquement changé la politique monétaire des Etats-Unis. A partir de là, la Fed pris la tête de la lutte contre l’inflation quelles qu’en soient les conséquences (en particulier pour ce qui concerne l’emploi).
Cette fois, de l’autre côté de l’Atlantique, Margaret Thatcher, a été élue Premier Ministre du Royaume Uni en mai 1979 avec pour mandat de réduire le pouvoir des unions syndicales et de mettre fin à l’interminable « stagflation » qui sévissait en Grande Bretagne depuis au moins une décennie.
Enfin, en 1980, Ronald Reagan fut élu président des Etats-Unis d’Amérique. Doté d’une personnalité chaleureuse et charismatique, il entreprit de revitaliser l’économie américaine d’une part en adhérant aux actions de Volcker à la Fed et d’autre part en y ajoutant son mélange particulier de réformes destinées à vaincre les pouvoirs des syndicats, déréguler l’industrie, l’agriculture et les industries extractives, libérer le pouvoir de la finance à la fois en interne et sur la scène mondiale.
A partir de ces épicentres, une impulsion révolutionnaire semble s’étendre et se diffuser pour donner au monde qui nous entoure une figure totalement différente. Des transformations de cette nature et de cette profondeur ne se passent pas par hasard. Il est donc pertinent de s’informer sur ce que peuvent être les moyens et les chemins par lesquels cette nouvelle configuration économique – souvent résumée par le mot « globalisation » – a été ainsi dégagée de la configuration qui la précédait. »

Étape par étape, David Harvey décortique dans son ouvrage l’avancement de l’économie et de l’idéologie néo-libérale à partir des trois puissances citées ci-dessus. Il fait ainsi œuvre de géographe, d’économiste et de politologue. Malheureusement, il omet un travail essentiel, celui de l’historien.

En effet, la « configuration » néo-libérale ne doit pas être comparée à ce qui la précédait immédiatement… mais à ce qui existait dans la configuration encore précédente, celle des années 1870 – 1945 ou même celle de la Rome impériale ! Il aurait alors découvert que ce qu’il qualifie de « révolutionnaire » est en fait profondément archaïque, et que l’ordre néo-libéral n’est en somme qu’un retour en arrière, une régression vers des situations socio-économiques vieilles de quelques deux millénaires, celles précisément au cours desquelles, les humains ont navigué, conquis, fructifié, construit, combattu.

En résumé, en dehors des impacts technologiques qui eux sont en effet nouveaux, il n’y a rien de nouveau ou de révolutionnaire dans la globalisation telle que nous la connaissons depuis les années 80 du siècle précédent. Elle est tout simplement un retour à l’ordre économique et social « naturel », remodelé – mais seulement en façade – avec de nouveaux termes, de nouveaux outils et bien entendu de nouvelles circonstances.

Quelques éléments de preuve.

J’ai cité la Rome impériale. Voici ce qu’en dit l’historien Marc Bloch, dans « La société féodale ».

« Un sénateur aquitain pouvait faire carrière au bord du Bosphore, posséder de vastes domaines en Macédoine. Les grandes oscillations des prix secouaient l’économie depuis l’Euphrate jusqu’à la Gaule. Sans les blés d’Afrique, l’existence de la Rome impériale ne saurait pas plus se concevoir que, sans l’Africain Augustin, la théologie catholique. Par contre, le Rhin aussitôt franchi, commençait, étrange et hostile, l’immense pays des Barbares. »

Cet « immense pays des Barbares » avait depuis longtemps rejoint la civilisation lorsque John Maynard Keynes rédige en 1919 son traité sur « Les Conséquences économiques de la Paix » – encore un chef d’œuvre qu’il convient de lire pour ne jamais oublier. La configuration qu’il décrit – tout anachronisme mis à part – ressemble d’une manière saisissante à celle décrite par Bloch.

Voilà comment il voit la situation d’un riche homme d’affaires britannique à la fin du dix-neuvième siècle… un homme d’affaires « globalisé » bien entendu :

« Un habitant de Londres pouvait, en dégustant son thé du matin. commander, par téléphone, les produits variés de toute la terre en telle quantité qui lui convenait, et s’attendre à les voir bientôt déposés à sa porte ; il pouvait, au même instant, et par les mêmes moyens, risquer son bien dans les ressources naturelles et les nouvelles entreprises de n’importe quelle partie du monde et prendre part, sans effort ni souci, à leur succès et à leurs avantages espérés ; il pouvait décider d’unir la sécurité de sa fortune à la bonne foi des habitants d’une forte cité, d’un continent quelconque, que lui recommandait sa fantaisie ou ses renseignements. Il pouvait, sur le champ, s’il le voulait, s’assurer des moyens confortables et bon marché d’aller dans un pays ou une région quelconque, sans passeport ni aucune autre formalité ; il pouvait envoyer son domestique à la banque voisine s’approvisionner d’autant de métal précieux qu’il lui conviendrait. Il pouvait alors partir dans les con¬trées étrangères, sans rien connaître de leur religion, de leur langue ou de leurs mœurs, portant sur lui de la richesse monnayée. Il se serait considéré comme grandement offensé et aurait été fort surpris du moindre obstacle. Mais, par-dessus tout, il estimait cet état de chose comme normal, fixe et permanent, bien que pouvant être amélioré ultérieurement. Il regardait toute infraction qui y était faite comme folle, scandaleuse et susceptible d’être évitée. Les visées et la politique du militarisme et de l’impérialisme, les rivalités de races et de cultures, les monopoles, les restrictions, les exclusions allaient jouer le rôle du serpent dans ce paradis. Mais tout cela ne comptait pas beaucoup plus que les plaisanteries du journal quotidien, et semblait n’exercer presque aucune influence sur le cours de la vie sociale et économique, dont l’internationa¬lisation était pratiquement sur le point d’être complète.»

En bref, méfions-nous de ceux qui insistent pour décrire la globalisation comme un phénomène nouveau : elle a toujours existé en dehors des périodes où une certaine forme de contrôle a été imposée par des instances politiques

  • d’une part à la liberté de circulation des entreprises et des marchandises (finances incluses)
  • et d’autre part lorsque ces mêmes instances politiques ont jugé opportun de réguler par la loi ou par l’impôt des situations perçues comme des injustices pour les citoyens ou pour l’État lui-même.

Ces moments de régulation peuvent varier du modèle soviétique à celui des sociétés qui ont adopté une forme ou une autre de social-démocratie.

Si la globalisation « nouvelle » n’est pas celle du capitalisme international, néanmoins de nombreux autres éléments sont intervenus qui ont permis de « globaliser » encore d’autres choses que la richesse.

Globalisation de la représentation du monde : grâce à la télévision par satellite, puis à Internet, il n’est plus possible (ou presque) de ne pas savoir ce qui se passe de l’autre côté de la planète. La globalisation de l’information, de préférence celle qui est anxiogène, fait que l’on connait toutes les mauvaises nouvelles à l’échelle planétaire (inondations et tremblements de terre, conflits meurtriers, grèves ou manifestations), sans pour autant en comprendre les tenants ou aboutissants. Le sentiment d’instabilité ou d’insécurité augmente. La compréhension, qui nécessite le temps long, beaucoup moins.

Globalisation des transports : le développement du transport aérien et le coût relativement modique des voyages ou du fret maritime autorisent une mondialisation d’une autre nature, celle des lieux et celle des produits. On ne peut omettre d’évoquer le tourisme (qui accessoirement, tue le tourisme), mais la globalisation des transports – associée à leur rapidité et sécurité – facilite également les migrations, les productions distribuées (avec une généralisation mondiale de la sous-traitance) et le transport d’espèces animales ou végétales inopportunes avec les risques sanitaires ou biologiques qui l’accompagne.

Ces éléments nouveaux mis à part, ni le commerce, ni l’industrie, ni la finance ne connaissent aujourd’hui une globalisation d’un genre nouveau. Plus rapide, mieux connue, plus anxiogène, comment s’étonner que la globalisation par le néo-libéralisme en ces premières décennies du vingt et unième siècle aie les mêmes conséquences que toutes les étapes globales précédentes : les 1% d’aujourd’hui ne diffèrent guère des 1% des époques précédentes.

Reste donc une question importante : entre la fin du 19ème siècle et le « retour » de la globalisation dans les années 80 du 20ème siècle, que s’est-il donc passé ? Nous y reviendrons.