Il peut paraître curieux que cette question se pose encore aujourd’hui, comme si la célèbre querelle médiévale, dite des universaux, n’était toujours pas achevée. Et c’est un fait que le terme « universel » fait peur, car il semble systématiquement associé à des vérités dogmatiques de mauvais aloi. Tel n’a pourtant pas toujours été le cas. La notion d’universalité est si riche en significations diverses que son association à un dogmatisme, par définition unicitaire, pourrait même passer pour une contradiction.
Beaucoup de tort a sans doute été porté à la notion d’universalité par son association à une autre notion, tout aussi problématique, la vérité. Une connaissance, de quelque forme qu’elle soit, peut-elle être universellement vraie? La science a-t-elle une quelconque légitimité pour énoncer des vérités universelles et, à supposer que l’on dise que c’est bien le cas, de quelle nature seront ces vérités?
L’universel et le réel
Il est impossible de comprendre la complexité des problèmes posés par la notion d’universel, si l’on ne prend en compte le fait que, dans la pensée philosophique et mathématique antique, il existe déjà plusieurs manières radicalement différentes de l’aborder.
La première est d’origine clairement mathématique. Elle émane de l’éblouissement occasionné – sans doute aux alentours du 7ème siècle avant notre ère – par la découverte de l’abstraction et la prise de conscience du fait que les notions mathématiques n’ont nul besoin de s’incarner dans des entités matérielles pour en tirer leur existence. En effet, dès que l’on a compris que le raisonnement sur le triangle, le cercle ou les nombres entiers – même à supposer qu’ils proviennent du monde perceptible (le disque solaire, le nombre des pommes dans un panier) – peut faire l’économie de ces représentations et s’adresser aux entités abstraites comme à des réalités autonomes, on a pris l’habitude de « poser » des notions abstraites comme point de départ du raisonnement sur les formes mathématiques et sur le monde.
En s’arrachant aux réalités empiriques pour s’élancer vers le monde de l’abstraction, le raisonnement mathématique a cependant posé un problème d’un genre nouveau : quelle est la nature de ces objets que l’on peut très bien comprendre dans le champ mental seul, sans aide aucune du monde où nous vivons? Les réponses ont, bien entendu, été différentes selon les philosophes impliqués. Cependant, dans tous les cas, les mathématiques avaient permis la création d’un champ de savoir nouveau, un champ qui n’appartient qu’au monde mental, au monde des idées, un champ de concepts abstraits.
Très tôt, les idéalités construites par les esprits fort inventifs de la Grèce antique ont explosé tant en quantité qu’en diversité. On oublie souvent de dire que les Atomes de Démocrite, la Matière (archè) des présocratiques, les Idées de Platon et même les institutions de Solon, sont tous des notions abstraites, totalement indépendantes de la réalité empirique, entièrement construites selon le modèle mathématique : leur but n’est donc pas tant d’énoncer des vérités que de construire des réalités.
C’est là le point essentiel qui distingue le premier universel grec de ceux qui lui ont succédé. L’universel des idées abstraites est un universel de construction du réel. Il s’agit uniquement de dire que, si ces notions sont bien construites, alors elles sont réelles. Leur réalité n’est bien entendu pas nécessairement apparente dans le monde empirique, il suffit que la construction intellectuelle qui préside à leur avènement soit solide et rigoureuse pour qu’ils entrent dans un champ de réalité qui leur appartient en propre.
Prenons l’exemple de √2. Voici une notion que l’on ne rencontre jamais en tant que telle dans le monde de l’expérience quotidienne et qui, pourtant, arrive à notre entendement – d’une manière nécessaire et suffisante – à partir du moment où nous réussissons à démontrer le théorème de Pythagore. Dans l’optique grecque de la réalité-en-tant-que-construction (voir à ce sujet l’Histoire des Idées Rationnelles), on pourra dire que l’universalité de √2 ne peut être mise en doute, car le seul fait de construire un triangle rectangle aboutit à la validité du théorème de Pythagore qui, à son tour, entraîne √2. Il ne s’agit ni d’induction ni de simple raisonnement logique, mais bien du positionnement d’un concept donné dans un champ de réalité donné, indépendant du contexte empirique dont il dérive et, surtout, dont il a dérivé dans les représentations computationnelles des géomètres égyptiens ou mésopotamiens. Dans le cadre d’une philosophie platonicienne, on dira donc que √2 est une entité bien réelle et, qu’à ce titre, elle est universelle.
Mais il n’y a aucun dogmatisme, aucune contrainte dans cette universalité. L’on peut toujours récuser cette notion, la négliger, la dépasser même. L’universalité mathématique et philosophique, ne s’impose jamais en dehors de son champ de construction et, à ce titre, elle est totalement inoffensive. Il s’agit d’un jeu de l’esprit qui, par essai et erreur, tente d’élaborer des réalités mentales qu’il pourra utiliser dans sa compréhension – ou même dans sa manipulation – du réel matériel.
L’universalité se définissant à l’intérieur de certaines limites, il suffit de sortir de ces limites pour construire un autre système, satisfaisant à d’autres conditions, tout aussi universelles dans ce cadre, que les premières le sont dans le leur. Ainsi, comme l’ensemble des nombres entiers ne permet pas d’appréhender √2, il est toujours possible de construire un autre ensemble, celui des nombres irrationnels, ou √2 trouvera sa place. Le seul critère pour la rationalité des deux systèmes est qu’ils soient l’un et l’autre capables d’énoncer les limites de leur champ d’application. Il convient de remarquer que cette forme d’universalité définit en fait la méthode hypothético-déductive, fondée sur des affirmations, des postulats, d’existence. Appliqués sur le monde empirique, ces postulats se transforment en théories ou hypothèses « que nous laissons mourir à notre place » comme le dit à juste titre Karl Popper.
Par sa définition même, l’universel s’oppose au singulier. Les constructions universelles ont beaucoup de mal à tenir compte de ce qui est singulier, unique, qui ne semble obéir à aucune loi. La singularité est en effet ce lieu précis où la règle de l’universalité trouve sa limite, où la continuité de la loi universelle s’arrête. En définissant la limite du système, le singulier permet de prendre conscience des « impossibles » qui en marquent la frontière.
Universalité et ambigüité
Aristote se méfiait de ce monde des Intelligibles que Platon plaçait à un niveau bien supérieur à celui de la réalité empirique. La chose était psychologiquement normale : fils de médecin, Aristote s’intéressait au monde grouillant qui l’entourait et aux classifications qu’il nécessitait. Pour lui, la définition d’une entité universelle ne pouvait certainement pas provenir d’un quelconque monde supraréel, dont il ne voyait d’ailleurs pas la nécessité. Ceci l’a donc incité à donner des significations nouvelles à l’universalité.
La première définition aristotélicienne de l’universel fut de le considérer comme le caractère attribuable à tous les membres d’un même ensemble. La noirceur est une caractéristique universelle des corbeaux, de même que le fait d’être un « animal social », toujours selon Aristote, est une caractéristique universelle chez les hommes. Cette définition de l’universel semble, elle aussi, particulièrement inoffensive puisque la caractéristique considérée comme universelle est supposée être simplement descriptive.
Cependant, cette définition pêche par une faiblesse essentielle dont Aristote ne réussit jamais à sortir. Comme on peut le constater, cette définition de la notion d’ « universel » la rapproche considérablement de la notion de « général ». Et le général s’oppose au particulier, qui reste de l’ordre du dicible (un corbeau blanc, même rare, peut être pensé et peut exister) contrairement au singulier. Le « général » se distingue de l’ « universel » par sa contingence, son absence de nécessité. Aristote parle-t-il d’universel ou de général? Le problème n’a jamais été résolu. Pire, il s’est ancré dans une difficulté supplémentaire.
Car, lorsqu’Aristote construit sa Métaphysique, il y place un grand nombre d’entités qu’il qualifie d’intelligibles. Ces entités sont, comme les Idées platoniciennes, construites dans le monde mental. Le résultat fut qu’Aristote laissa à ses successeurs un bel imbroglio. Qui existe réellement? L’être humain (en tant qu’idée platonicienne de l’humanité), l’être humain (en tant que genre biologique) ou cet être humain bien particulier qui s’appelle Socrate? Dans quel champ doit-on placer la noirceur du corbeau ou la sociabilité de l’être humain? Et si l’on dit que seul existe l’être particulier, alors par quoi légitimer l’existence de Dieu en tant qu’acte pur, celle de la matière (non différenciée), celle des entités mathématiques, etc.?
Le problème s’est encore épaissi avec le fait qu’Aristote adopte une troisième forme d’universalité, celle des constructions purement logiques cette fois. Ici, on entre de plain-pied dans la problématique de la vérité, que l’on doit clairement distinguer de celle de la réalité. La logique syllogistique est en effet une construction propositionnelle fondée sur des jugements qualitatifs servant à distinguer le vrai du faux et non sur des constructions d’existence pour lesquelles le vrai et le faux n’ont guère de signification (Socrate est réel ou non, il n’est ni vrai ni faux).
L’universalité de cette logique propositionnelle ne s’intéresse qu’à la validité des conclusions par rapport aux prémisses. La distinction entre le vrai et le faux, dans la logique classique, n’a aucun rapport avec la réalité ni même la vérité des prémisses. Son utilité est purement formelle…. Mais ce formalisme n’en demeure pas moins universel dans la mesure où, à partir du moment où il est établi, il se retrouve analogue en cela au raisonnement mathématique, valable quel que soit le contexte, pourvu que l’on accepte les prémisses.
La différence entre le formalisme de la logique classique et celui des constructions mathématiques était donc philosophiquement fondamentale. En d’autres termes, l’universalité du réel (relevant de l’existence) n’a strictement rien à voir avec l’universalité du vrai (relevant de la connaissance). La première se construit selon un jeu de l’esprit créatif, la seconde se déduit quasi mécaniquement, selon des méthodes rigoureuses. Le réel n’a nul besoin d’être vrai (la question n’a d’ailleurs pas de sens) et le vrai n’a nullement besoin d’être réel (il suffit qu’il soit bien pensé).
La Vérité révélée
L’arrivée du christianisme change encore une fois la nature du débat. Le monothéisme prend une position différente de la multitude de positions déjà adoptées par les grecs. En effet, le monothéisme en général – et le christianisme en particulier – prévoit l’existence d’une Vérité absolue (donc forcément universelle) et de nature transcendante. Bien entendu, cette Vérité « n’est pas de ce monde », ce qui signifie que nul être humain n’est jamais légitime pour s’en proclamer détenteur.
Le Christ se définit lui-même comme étant la Vérité et affirme que son Royaume n’est pas de ce monde. Dans les têtes de ceux qui sont habitués à distinguer entre réalité et vérité, cette confusion apparente des deux règnes produit un amalgame dont on ressent les conséquences jusqu’à aujourd’hui. La confusion est apparente car, en effet, le monothéisme dans ses trois composantes (judaïsme, christianisme, islam) est fort clair sur ce sujet : l’être humain, limité par définition, ne peut accéder qu’à des vérités partielles et contextuelles; la seule Vérité universelle est la Vérité de Dieu; dans la perspective divine, elle est absolument vraie, y compris lorsqu’elle est révélée (incarnée) dans le réel; mais, dans la perspective humaine, elle n’est jamais – et pour cause! – complètement accessible.
Si l’on devait construire une épistémologie du monothéisme, on pourrait donc dire que, pour ce dernier, le seul réel est celui de tous les particuliers (si chers à Aristote), le Vrai absolu et universel est exclusivement divin, et les différents vrais, relatifs, locaux ou contextuels, sont ceux avec lesquels les hommes se débattent, aux prises avec leurs limitations.
Il y a dans le Vrai du monothéisme quelque chose d’assez proche du Réel platonicien en ce sens que dans les deux cas, il n’est jamais dit que l’être humain pourra un jour où l’autre accéder directement à la connaissance du Vrai (pour les uns) ou du Réel absolu (pour les autres). Le destin de l’homme est de tenter, étape par étape, d’escalader vers des niveaux de plus en plus supérieurs, en direction de cette Vérité qu’il ne pourra connaître qu’après sa résurrection (pour le monothéisme) ou pour accéder à ces Réels absolument parfaits qu’il est rarement donné à l’homme de contempler dans la pleine lumière de sa raison (selon Platon).
Dans les deux cas, de toutes les manières, il est clair que la question de l’universel n’a jamais pour fonction d’aboutir à des dogmatismes, mais – au contraire – elle a pour but d’affirmer l’humilité et la modestie de la capacité humaine de connaissance, face à des vérités universelles qui transcendent l’être humain, qu’il est à peine capable de deviner et qu’il ne peut jamais confronter.
L’association du vrai et du réel
La Renaissance devait changer tout cela. Dans l’esprit de ses penseurs deux idées, jusque-là distinctes, sont soudain réunies : la vérité universelle peut être trouvée dans le monde réel (empirique), et cette vérité est écrite en langage mathématique. Ce faisant, l’on opère une synthèse de deux champs considérés jusque-là comme différents : l’universel des idéalités mathématiques (distinctes du monde empirique) et celui – transcendant – de la vérité divine, se retrouvent soudain réunis dans la physique mathématique immanente, seule capable de faire accéder les êtres humains à une Vérité absolue (comme celle du monothéisme) et cependant construite (comme celle du platonisme).
En bref, pour certains, l’universel est soudain ramené sur terre, avec tous les dangers que cela impose. On passe ainsi du dogmatisme de l’Église qui, au cours du Moyen Age s’était approprié la capacité de définir la Vérité, à celui de la science physique et mathématique qui, entre Kepler, Galilée, Descartes et Newton, devait aboutir au « dogmatisme » de la physique dite mécaniste. Cependant, le règne de ce dogmatisme, fondé sur la véracité absolue de la mécanique newtonienne fut de courte durée : entre 1850 et 1915, une avalanche de découvertes (thermodynamique, électromagnétisme puis relativité et physique quantique) vint bouleverser le paysage de la physique qui, depuis lors, ne parvint plus à retrouver cette unité/universalité tant souhaitée.
Il faut dire, à la décharge de tous ces physiciens mathématiciens, que – bien entendu – il existe des vérités scientifiques universelles : tâchez de nier la loi de la chute des corps, ou le principe de conservation de l’énergie!
Cependant, cet universel-ci est à manier avec une grande prudence car, lorsqu’il se situe sur le plan ontologique – celui des choses qui sont censées réellement exister – il doit se retrouver établi à partir des concepts abstraits ; c’est-à-dire relevant du champ des réalités platoniciennes, les réalités construites et non dans celui de la Vérité révélée, absolue et définitive.
Que les lois de la chute des corps décrivent (sur Terre!) un comportement véritable des objets en chute libre est une chose, que la force d’attraction en soit réellement la cause en est une autre. Cette dernière ne possède d’universalité que celle, théorique, de la construction hypothético-déductive qui l’affirme en tant que postulat ; il s’agit donc d’un « réel » provisoire et non d’un « vrai » absolu. D’ailleurs, la suite de l’histoire devait montrer que cette prudence dans la définition des réalités théoriques s’imposait puisque la force d’attraction est devenue une onde de gravitation au 19ème siècle puis une courbure de l’espace-temps dans la théorie de la Relativité.
Cependant, la distinction entre le réel et le vrai n’était décidément plus de mise. D’ailleurs, l’amalgame entre Réel et Vrai a été définitivement consacré dans les avancées modernes de la logique formelle. Depuis le début du 20ème siècle, avec Russell et Whitehead, celle-ci admet que les propositions d’existence peuvent être considérées comme toutes les autres propositions logiques. L’existence (l’affirmation d’une réalité) serait donc un prédicat (l’affirmation d’une vérité) comme les autres. Ce positionnement a entraîné la résurrection – toujours actuelle – du débat entre nominalisme (ce qui existe réellement est le cas particulier et le cas général n’est qu’une convention de langage) et idéalisme (ce qui existe réellement est le concept, à partir du moment où sa construction lui permet d’obtenir une valeur ontologique universelle).
A nouveau, on voit dans cette distinction où se trouve le problème : le nominalisme traite du général et du spécifique (il se positionne dans une perspective taxonomique), alors que l’idéalisme garde en ligne de mire la validité ontologique des raisonnements mathématiques et des concepts scientifiques les plus abstraits.
Qu’en est-il alors de l’universel dans les sciences?
Et tout d’abord pourquoi cette question se pose-t-elle encore aujourd’hui? Il y a à cela plusieurs raisons qui sont toutes d’ordre philosophique ou culturel, bien plus que strictement scientifique.
La première est sans doute liée au fait que la fameuse querelle entre idéalistes et nominalistes n’est pas encore achevée et que le balancier continue d’osciller entre la perspective de ceux pour qui le seul réel relève de cas particuliers et ceux pour qui les concepts de la science se sont révélés si efficaces qu’il devient impossible de les reléguer au seul champ du langage. Il est probable que ce débat ne finira jamais et qu’il est conditionné bien plus par des priorités esthétiques ou philosophiques que scientifiques.
La deuxième raison est que, dorénavant, le monde intellectuel nous impose ses thèses « postmodernistes » pour lesquelles le relativisme est devenu la valeur dominante et qui considèrent tout discours ayant la moindre prétention à l’universalité comme dépassé voire dangereux. C’est se tromper doublement : en effet, le relativisme – dans lequel cette forme de pensée voit un paravent contre l’intolérance – est lui-même porteur d’intolérance car cette dernière (deuxième erreur) ne vient jamais des pratiques de la raison (qui ne peut exister sans le doute), mais découle toujours des émotions humaines puissantes (peur, haine, etc.) auxquelles le relativisme laisse tout loisir pour prospérer, en jetant l’anathème sur la raison et sur ses capacités de discernement.
Une certaine sociologie des sciences se positionne aujourd’hui comme le lieu par excellence de la déconstruction des raisonnements scientifiques et tente de démontrer que les pratiques scientifiques – et les conclusions qui peuvent en être tirées – sont elles aussi d’origine culturelle et témoignent au mieux du fait que la science est une pratique sociale comme les autres et au pire du fait que la science est une pratique spécifiquement occidentale, liée à une culture et à des politiques données.
Mais, en dehors de ces polémiques, que l’on pratique la science en Chine ou dans les pays anglo-saxons (réputés philosophiquement pour être de vigoureux adeptes du nominalisme) il est aisé de voir la recherche scientifique faire son chemin et aboutir aux applications technologiques les plus réelles dans un climat d’universalisme raisonnable et raisonné, troublé uniquement par les conflits provisoires entre théories adverses. Et ce, au moins pour deux raisons.
La première est que les disciplines des sciences exactes arrivent souvent à mettre en avant la valeur ontologique de leurs objets. Une entité qui se manifeste sur le plan empirique, qui se découvre au regard humain sous un microscope, est forcément une entité réelle et à ce titre universelle. Les microbes depuis Pasteur, les atomes depuis que les physiciens les manipulent un à un, les neutrinos depuis qu’ils sont détectés au fond des mines, ne sont plus des entités hypothétiques dont l’universalité peut être soumise à conditions. Les débats sur l’existence d’un objet hypothétique sont certes légions (les trous noirs sont eux-mêmes encore parfois remis en doute). Mais il arrive aussi que les débats s’arrêtent et que le consensus s’installe, non parce qu’un dogmatisme stérilisant a émergé, mais seulement parce que les données empiriques qui vont dans le sens de l’existence de l’objet en question sont devenues telles qu’il serait absurde de nier que l’objet existe.
La seconde est que les sciences sont par excellence le lieu où l’on se confronte constamment au Réel dur. Contrairement aux sciences humaines, dans lesquelles la chose et son contraire souvent se manifestent simultanément – car l’être humain est fondamentalement contradictoire – dans les sciences de la nature, c’est le monde lui-même qui vient opposer à certaines hypothèses scientifiques des fins de non-recevoir. Certes, on essaie souvent de préserver une théorie en la rapiéçant ; certes, cette tentative de fuite devant le réel peut durer longtemps, mais tôt ou tard, le Réel dur s’impose. Dans notre connaissance théorique de la nature, nous ne pourrons sans doute jamais atteindre l’absolument vrai. Mais l’absolument faux fait partie du lot quotidien des chercheurs.
S’il ne devait y avoir qu’un universel dans les sciences, il ne serait guère étonnant que ce soit précisément cet universel négatif, cette espèce de réalité encore inconnue contre laquelle on se heurte tôt ou tard et qui empêchera toujours les scientifiques de prendre leurs rêves pour des réalités.