Chapitre II : L’affiliation économique des STS
Analyse Critique de
Michel Callon et John Law – La protohistoire d’un laboratoire ;
in CALLON et al. – La science et ses réseaux – genèse et circulation des faits scientifiques.
La Découverte 1989
« Comment lier la science à l’économie » (p. 66)
Voilà l’intitulé du premier chapitre de l’article que Michel Callon et John Law consacrent à « La protohistoire d’un laboratoire ». De quoi traite cet article ? D’une recherche visant à développer la culture des coquilles Saint Jacques dans la baie de Saint Brieuc. Quand la recherche est entreprise, seule existe la pêche des coquilles sauvages. Par suite de surexploitation, le rendement de la pêche diminue et l’on craint une extinction de l’espèce. Des chercheurs du CNEXO tentent d’implanter une méthode de culture de coquilles réalisées au Japon. Ils obtiennent pour cela le support financier des collectivités et chambres économiques locales intéressées par la réussite de ce projet qui pourrait donner un nouveau souffle à l’économie locale. Les pêcheurs qui doivent s’adapter à un changement de leurs pratiques sont, quant à eux, plus mitigés.
Voici le cas dont les deux auteurs se prévalent pour tirer des conclusions de portée générale sur la science et sur les relations de la science à l’économie. Précisons d’entrée que – dans l’analyse que nous faisons ensuite – nous n’avons aucune aversion à l’utilisation économique des résultats scientifiques ni à la quête d’une meilleure compréhension de l’articulation entre les deux. Après tout, l’usage de la science pour l’industrie ou l’économie est aussi ancien que l’existence même de la science. Ce qui nous interpelle est la pensée idéologique qui prévaut dans l’article sur les relations entre recherche scientifique et activité économique.
L’idéologie apparaît dès le titre de la première partie « Comment lier la science à l’économie ». Qu’est-ce que lier A à B, sinon subordonner A à B de sorte que A suive la direction indiquée par B ? « Comment lier la science à l’économie » c’est mettre la science au service de l’économie. Exagérons-nous au vu d’une phrase ? Voyons la suite.
Le chapitre démarre avec l’affirmation que la réflexion sur la méthode scientifique a oscillé depuis l’origine entre deux positions extrêmes : l’internalisme partant de « l’existence d’une méthode qualifiée de rationnelle ou d’expérimentale, qui résiste aux contingences historiques et sociales » et l’externalisme, c’est-à-dire la « volonté de retirer à l’entreprise scientifique toute singularité pour la dissoudre dans la société qui l’entoure ». (p. 66)
Las, aucune référence n’est donnée dans cet article – pourtant académique et par ailleurs abondamment référencé – pour étayer cette brutale dichotomie qui existerait dès l’origine dans l’explication de la méthode scientifique. Pour la thèse de l’internalisme, les noms ne manquent pas de philosophes et de scientifiques: Galilée, Descartes, Newton, Leibniz, Bernard, Einstein, Poincaré, Heisenberg, de Broglie, Popper, pour n’en citer que quelques-uns. Pour la thèse de l’externalisme, nous voyons moins bien qui, dans le passé, s’est illustré par cette thèse. Les auteurs pourraient-ils remonter aux origines de l’externalisme et nommer ses représentants depuis l’origine de l’histoire des sciences et techniques? Faute de cela, nous ne pouvons nous empêcher de penser que ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont peut-être introduit cette dichotomie brutale, « cette opposition un peu simpliste » pour reprendre leurs termes.
Mais la dichotomie serait désormais dépassée car « En dehors de quelques extrémistes irréductibles, les historiens, les sociologues ou les économistes admettent que la réalité impose des analyses plus nuancées. ». (p. 67)
Comme il est curieux que parmi toutes ces personnes aptes à donner un avis sur la méthode scientifique, les scientifiques eux-mêmes soient absents ! De deux choses l’une, ou les auteurs les classent parmi les extrémistes irréductibles, ou les jugent incapables d’avoir un avis sur leur propre activité. Dans les deux cas, cela en dit long sur leur considération pour les scientifiques. D’où sans doute, leur jugement que le mieux est de subordonner la recherche scientifique à l’économie sans autre forme de procès.
Venons-en d’ailleurs au cœur du sujet, pour les auteurs, à leur objectif d’ « analyse des relations entre production scientifique et activité économique » ou encore de mise « en relation recherche et marché, production de connaissances scientifiques et de biens économiques ».
Si nul ne conteste le fait qu’un économiste cherche à mieux prendre en compte et à représenter une activité qui peut influer sur ses modèles d’explication et de prévision, encore faudrait-il qu’il fasse preuve de prudence et délimite –comme dans tout modèle qui se respecte – l’étendue et la précision d’une représentation qui ne peut être qu’une approximation. Les auteurs ne le faisant pas, tentons le à leur place.
En premier, l’emploi de l’expression « production scientifique » dénote une approximation et une réduction qu’il aurait fallu expliciter. En effet, la « production », terme industriel, convient très mal à la recherche scientifique. Il ne peut l’approcher que sur des aspects réduits de la recherche :
– Pour la recherche fondamentale, il ne s’applique à rien hors éventuellement les publications – business pour les éditeurs et élément de notoriété pour les chercheurs ou les laboratoires – mais on ne parle là que de la pointe émergée de l’iceberg, la base immergée étant l’activité de recherche même, avec sa créativité et ses aléas à la frontière des connaissances, et différant radicalement de l’entreprise industrielle.
– Pour la recherche appliquée, activité de recherche distincte de la précédente à laquelle se rattache le cas d’étude des auteurs – les brevets et les relations contractualisées peuvent à la rigueur être appelés « production ». Mais comme pour la recherche fondamentale, ces aspects productifs sont loin d’épuiser le contenu de la recherche.
Encore une fois, même quand elle est guidée par des objectifs applicatifs précis, le contenu principal de la recherche reste son aspect créatif, aléatoire et sa confrontation avec le noyau dur des lois de la matière, arbitre des succès ou des échecs.
D’ailleurs, les auteurs et leurs affiliés sont toujours surpris de la difficulté de suivre une feuille de route en recherche appliquée et commentent avec condescendance les aléas des travaux de recherche qu’ils imputent souvent à tort à un manque de culture de projet dans les laboratoires qu’ils étudient. Il ne leur viendrait pas à l’idée de remettre en cause leur dogme niant toute autonomie à la science et à la technique. Bien au contraire ils voient dans l’affirmation de cette autonomie le « schématisme d’auteurs français comme J.-L. Maunoury, G. Simondon ou B. Gille, qui consacrent l’essentiel de leur énergie à affirmer l’existence de deux « logiques » séparées, celle de la technique et celle de l’économie, à tel point qu’on en vient à se demander par quel miracle elles finissent parfois par se rencontrer. » (Note de bas de page, p.70) L’argument employé pour rejeter ces auteurs est plutôt maigre. Depuis quand l’identité de logique est-elle la condition nécessaire d’une rencontre ?
Ensuite, dans le cadre de quel modèle économique les auteurs subordonnent-ils la recherche à l’activité économique ? Ce serait le modèle schumpétérien. Or, si on écoute les économistes eux-mêmes, l’économie n’est pas une science exacte et il n’existe certainement pas de modèle universel de la science et de la pratique économiques. Mais, sans réserve ni précaution, les auteurs se moulent dans une théorie économique qui voit comme panacée pour le développement humain, la concurrence débridée des agents économiques dans le jeu d’un marché complètement dérégulé.
Il n’y a pas besoin d’être économiste averti pour savoir que la relation de la science, de la technique à l’utilité — qui devrait d’ailleurs être au moins autant sociale qu’économique — ne se réduit pas au passage par le marché entre revendeurs et consommateurs. Ainsi, par exemple, la commande publique a toujours été un lien fort et le reste entre la recherche technologique et ses applications ; que l’on pense aux secteurs de la défense, de l’espace, des transports ou de l’approvisionnement en énergie. Que les auteurs veuillent restreindre leur objectif au marché, c’est leur droit à condition qu’ils en avertissent leur lecteur au lieu de laisse penser que leur approche est universelle. Par ailleurs, adopter les théories économiques en vogue à l’époque sans discernement pour des théories économiques éventuellement conflictuelles (il en existe, comme chacun sait) tranche singulièrement avec la volonté des auteurs de « redonner à la création scientifico-technique son caractère conflictuel et hétérogène (…) B. LATOUR, 1987, Science in action ». (Note de bas de page n° 10, p. 71)
Deux poids, deux mesures ?
Faut-il conclure de nos critiques que nous voudrions une science isolée dans une quelconque tour d’ivoire ? Non, nous n’avons pas d’objection de principe quant à l’utilisation économique et industrielle des résultats scientifiques. Mais nous attirons l’attention sur le cadre restreint et manipulateur dans lequel les auteurs subordonnent l’activité scientifique à l’activité économique. Leur manœuvre consiste à d’abord nier la spécificité de la recherche scientifique et technologique, pour lui appliquer ensuite deux schémas préconçus, importés du domaine du marché économique et de la sociologie des réseaux. Leur démarche aurait été recevable s’ils avaient confronté leurs théories à des observations diverses et multiples en étant prêts à en voir les adéquations mais aussi les limites. Ils sont loin du compte puisqu’ils usent d’arguments d’autorité pour imposer leur théorie avec un contenu empirique très restreint et interprété (voir chapitre suivant) et s’emploient plutôt à dénigrer les pensées contraires qu’à expliquer leurs arguments.