Chapitre 3 – Les pécheurs, les chercheurs…et les coquilles !
Analyse Critique de
Michel Callon et John Law – La protohistoire d’un laboratoire
in CALLON et al. La science et ses réseaux – genèse et circulation des faits scientifiques.
La Découverte 1989
Venons-en au cas qui illustre la théorie de Callon et Law, celui des coquilles Saint Jacques de la baie de Saint Brieuc. L’IFREMER (alors CNEXO) a missionné une équipe de trois chercheurs pour étudier les techniques d’élevage de coquilles au Japon. Ils reviennent avec la conviction que le modèle des élevages développés au Japon est transposable en France. La suite pourrait simplement être déduite de ce que l’IFREMER a demandé à ces chercheurs d’adapter en France les techniques qu’ils ont étudiées lors de leur mission au Japon.
La théorie qui nous est servie par les auteurs est un peu plus compliquée et laborieuse.
D’abord la présentation du décor, la construction d’alliances bâties par les chercheurs.
Le premier allié qui s’offre à eux est le CNEXO. (p. 74)
Le CNEXO un allié ? Est-ce le meilleur qualificatif pour l’organisme qui emploie les chercheurs et les a envoyés en mission au Japon? A la suite de ce qu’ils ont appris sur place, il est naturel que leur organisme leur confie l’introduction en France de la technique d’élevage des coquilles. Mais pour la thèse des auteurs les chercheurs doivent être affublés du nom d’entrepreneurs.
Les auteurs poussent plus loin en disant que le chercheurs sont « alliés » au CNEXO » contre un organisme national des pêches maritimes. Ils le font contre toute évidence car la concurrence entre ces organismes de recherche forme le contexte qui s’impose aux chercheurs ; et ils savent bien d’où vient leur bulletin de paie, du CNEXO. La concurrence entre organismes est un fait humain naturel et parfois temporaire. D’ailleurs dans notre cas, les deux rivaux se retrouveront réunis au sein de l’IFREMER. Etait-il nécessaire d’y consacrer deux pages ?
Le second allié « préexistant » mobilisé par les trois chercheurs est une créature collective, silencieuse mais parfaitement identifiable, dont les préférences sont indiscutables : il s’agit du consommateur-français-de-coquilles-Saint-Jacques. .. Ses appétits semblent insatiables. (p. 76)
Certes si on s’intéresse à un produit de consommation, on ne peut ignorer les… consommateurs. Faut-il en faire des « alliés » pour cela alors que les consommateurs ignorent tout du début de cette étude qui pourrait les concerner ?
Un troisième allié serait une communauté de recherche qui n’existe d’ailleurs pas. Aucun paradigme constitué ne guide les chercheurs lorsqu’ils commencent à travailler. (p. 78) Quel est le sens de paradigme pour l’étude des coquilles Saint Jacques ? Aucune hostilité ou attitude négative à leur égard ne se manifeste. (p. 78)
Est-ce surprenant de la part de gens qui ignorent l’existence de l’étude?
Arrivent donc enfin le Conseil Régional, les pouvoirs politiques locaux et les agents économiques intéressés par la pêche de la coquille Saint Jacques en baie de Saint Brieuc. Ici encore les auteurs nous présentent l’intérêt pour leur recherche comme un exploit des trois chercheurs, un exploit qui va transformer les pouvoirs économiques et politiques locaux en un « puissant acteur,… remis en forme par le simple fait qu’il adhère sans réserve à un projet qui n’était pas le sien. » (p. 80)
En général, les pouvoirs politiques et économiques locaux se parlent et, malgré leurs différences, s’accordent sur un projet porteur de développement local. Du moment où les chercheurs et leur organisme ont présenté valablement le sens et l’intérêt de leur projet de recherche, l’adhésion à celui-ci des pouvoirs locaux en découle. Et l’hyperbole de la citation retombe.
Ainsi, sept pages auront été consacrées à bâtir un récit biaisé et tarabiscoté pour relater des pratiques courantes. Ce récit a un seul but: présenter les chercheurs comme des entrepreneurs indépendants partis de rien, capables de transformer le CNEXO, les consommateurs, les collègues et les pouvoirs régionaux et locaux par le montage de leur projet. La vérité plus prosaïque est que les chercheurs, employés par le CNEXO et éveillés aux retombées pratiques de leur recherche, ont rédigé un dossier argumenté et réussi, avec l’appui de leur organisme, et qui intéresse les pouvoirs politiques et économiques locaux. Les consommateurs ignoraient tout du projet. Quant aux collègues chercheurs, ils vaquaient à d’autres recherches et n’avaient aucune raison de montrer de l’hostilité a priori. Dire cela ne retire rien à la qualité des trois chercheurs impliqués, mais évite de les transformer en clones de la Silicon Valley.
Les trois chercheurs se sont établis en porte-parole ou représentants d’acteurs (…). En (…) se glissant dans les structures ou réseaux existants pour les transformer en ressources, ils contribuent à créer une séparation entre ce qu’il est convenu d’appeler usuellement les contextes et les contenus. »
De quoi s’agit-il ? N’est-ce pas évident que des salariés d’un organisme, le CNEXO, n’ont nul besoin de s’y glisser. En quoi consulter une étude de marché les « glisse » au sein des consommateurs ? Comment peut-on prétendre que des chercheurs « se glissent » dans une communauté scientifique dont ils font partie? Et ils instrumentaliseraient ainsi ces structures et ces personnes pour les transformer en «ressources ». Une telle description rappelle plutôt l’entrisme d’une « avant-garde » dans les organisations syndicales ou politiques.
Exagère-t-on avec ce rapprochement ? Il ne semble pas à lire la suite où les structures dans lesquelles se sont glissés les chercheurs servent à agir sur des coquilles et, comme nous le verrons, sur des marins pêcheurs dont l’étude et la domestication constituent le contenu du projet. (p. 82)
Depuis quand un être humain se « domestique » comme un mollusque ?
Deux pages sont ensuite dévolues à expliquer que la discussion est engagée avec un syndicat professionnel des pêcheurs plutôt qu’avec les pêcheurs un à un,
Puis on en vient aux coquilles, avec cette question : Comment les faire collaborer à un projet qui a su déjà agréger tant d’intérêts. (p. 86) Après avoir domestiqué les marins pêcheurs, il faut obtenir la collaboration des coquilles. De la domestication des marins pêcheurs à la collaboration avec les mollusques, les auteurs nous ont conduits à un renversement de valeurs morales nauséabond. Et à les entendre c’est ce qui fait la force de leur méthode :
La traduction, on le constate sur cet exemple, s’applique et sans discrimination aucune, aux êtres humains et à leurs organisations comme aux êtres naturels, qu’ils soient animés ou non. (p. 87)
Déjà, la sociologie de la traduction qui délaye sur vingt pages ce qui tiendrait en une semble peu productive en temps et effort. Mais le plus grave est son injonction – qui arrive en conclusion – à appliquer sa théorie, sans discrimination aux êtres humains comme aux mollusques.
La suite va enfoncer le clou. La narration du projet de recherche et de son déploiement dans la baie de Saint Brieuc assène d’autres termes abscons et porteurs de dégâts collatéraux pour le bon sens et les valeurs humaines !
Après traduction, vient le terme investissement de forme défini comme travail consenti par un acteur-traducteur pour substituer à des entités nombreuses et difficilement manipulables un ensemble d’intermédiaires (…) plus faciles à maîtriser et à contrôler.
Pour illustrer le terme, le récit décrit le démarrage du projet où les chercheurs font un essai à petite échelle où ils tendent des filières et recueillent des statistiques sur la reproduction des coquilles. Après cette étude à petite échelle, ils demandent l’aide des marins pêcheurs pour une campagne plus étendue et systématique.
Chaque marin pêcheur se voit transformé en un effort de pêche. (…) des marins pêcheurs qu’ils [les chercheurs] soupçonnent de mal tenir leurs carnets de pêche. (p. 93)
N’en déplaise aux auteurs, un marin pêcheur apportant sa contribution au projet n’est pas de ce fait transformé en un assistant chercheur (p. 93) et a fortiori en un effort de pêche. Que les marins ne soient pas toujours vigilants à la bonne tenue des carnets est possible. Mais la réponse est disproportionnée. Surveillance aérienne par hélicoptères et avions, vedettes d’observation de la police maritime : ciel et mer sont réquisitionnés pour suivre les bateaux de pêche. Le récit ne serait-il pas un peu exagéré ?
Le piège s’est refermé sur les coquilles et les marins pêcheurs qui se trouvent enserrés dans un étroit réseau de relations. (p. 94) Voici à nouveau les marins pêcheurs mis dans la même nasse que les mollusques.
Des quotas de pêche sont mis en place. Les marins pêcheurs y réagissent de diverses façons, parfois hostiles. La raison de ces quotas leur est expliquée avec le concours du syndicat de pêche. Ceci est détaillé dans le texte et pourrait l’être de façon factuelle. Pourquoi conclure ceci par :
La baie de Saint-Brieuc se trouve transformée en une immense salle de classe où sont rassemblés, en vue d’être rééduqués, des marins pêcheurs récalcitrants. (p. 97)
Rééduqués dans des classes ? Et pourquoi pas dans des camps ? Est-ce une résurgence maoïste des auteurs?
Une enquête d’opinion ayant été diffusée auprès de patrons pêcheurs, ses résultats mettent en évidence une étonnante similarité entre les coquilles Saint Jacques et les marins pêcheurs. (p. 93)
Quelle peut être cette étonnante similarité ? Le questionnaire fait apparaître une aussi grande hétérogénéité du côté des marins pêcheurs. (p. 93)
Ce qui est étonnant c’est que les auteurs s’étonnent. Les individus humains ne sont-ils pas plus divers et complexes que des mollusques ? Et si un questionnaire est proposé, n’est-ce pas pour trier entre plusieurs réponses ?
Les tensions persistent avec les marins pêcheurs car ceux-ci sont décidément plus difficiles à domestiquer que les coquilles elles-mêmes. (p. 99) Et heureusement que les marins pêcheurs sont plus difficiles à domestiquer que les coquilles ! C’est à la fois une question d’observation, de bon sens et de valeurs. L’avoir constaté d’emblée aurait permis d’économiser les méandres explicatifs d’une représentation contraire, à force de déconstruction, aux valeurs et au bon sens.
Mais, loin de s’arrêter, les auteurs nous emmènent dans de nouveaux méandres.
La domestication conjointe des coquilles et marins pêcheurs s’est accompagnée d’une extraordinaire prolifération de nombres (…) Cela nécessite l’établissement d’un laboratoire spécialisé dans la collecte et le traitement de ces informations. (p. 102)
Toujours accrochés à la domestication des marins pêcheurs – contre tout bon sens – les auteurs voient une prolifération de nombres, sans voir la prolifération de mots qu’ils nous ont déjà infligés car ils vont poursuivre avec l’établissement du laboratoire spécialisé.
Le terme laboratoire de terrain, apparaissant en premier, semble approprié et aurait pu suffire. Pas pour les auteurs qui introduisent successivement :
- Centre de calcul. Normalement un centre de calcul rassemble et opère des ordinateurs. Est-ce le cas ici? Non. L’argument présenté pour justifier le terme est : l’étude a comporté des chiffres. Si on suit le raisonnement, toute activité humaine manipulant des chiffres deviendrait un centre de calcul, le commerce qui tient ses comptes par exemple. Employé à tout désigner, le mot ne désigne plus rien.
- Centre de traduction. Là on imagine une entreprise commerciale offrant des services de traduction de textes. Pour les auteurs, ce nouveau terme est justifié du fait que les rôles du centre prévu ne se limitent pas à celui déjà envisagé de centre de calcul. (p. 105) D’accord mais plus précisément en quoi consiste ce rôle de centre de traduction ? On ne trouve pas la réponse dans le texte, pourtant prolixe.
- Centre d’investissement. Le choix du terme est cette fois argumenté par la nécessité de pérenniser les investissements de forme sans lesquels le réseau n’aurait pas commencé à exister. (p. 105) Il permet surtout de rentabiliser le terme « investissements de forme » déjà bien exploité précédemment.
- Centre de mobilisation. S’agirait-il d’aller faire la guerre et de rassembler les recrues comme en 1914 ? Non, il s’agit juste de dire qu’il ne faut pas perdre le réseau qui s’est constitué.
Quatre nouveaux termes pour désigner un laboratoire, autant d’ontologies énoncées pour des fonctions d’un laboratoire constitué (mise à part la « traduction » que décidément nous n’arrivons pas à visualiser).
Ainsi, les auteurs qui auparavant refusaient la distinction pourtant évidente des ontologies des êtres humains et des mollusques, font proliférer les ontologies où elles n’ont pas lieu d’être. Pourquoi ?
Sans doute pour justifier l’intérêt du prochain chapitre intitulé Traduction et production où il est expliqué comment l’élaboration des propositions scientifiques, et plus largement de propositions définissant l’identité de certaines entités et leurs propriétés s’inscrit dans un processus de production économique. Pour cela il suffit de renverser la perspective dans laquelle se placent le plus souvent les économistes. (…) il suffit de considérer à l’inverse que la production est la conséquence de la traduction et de la mobilisation des réseaux sociotechniques. (p. 107)
Le fond idéologique est asséné une nouvelle fois, à savoir la primauté de l’économisme et du marché sur la démarche scientifique et l’asservissement (lien) de cette dernière au marché. Et on commence à percevoir la signification du mot de traduction : c’est la mise en forme dans le moule idéologique des observations factuelles.
Que retenons-nous de ce texte. D’abord:
- Les auteurs extrapolent sans retenue une expérience singulière à la démarche scientifique dans son ensemble, démarche qu’ils réduisent à l’élaboration de propositions. Ils n’ont ni la modestie, ni la prudence de pondérer leurs assertions en notant que le cas étudié n’est peut-être pas représentatif de l’ensemble de l’activité scientifique.
- Tout au contraire, ils font un marketing efficace des mots de leurs théories à la façon des logos de marque : traduction, réseaux sociotechniques, centre de production (de calcul, investissement, traduction, …voir plus haut)
Mais le pire est le relativisme moral qu’ils développent et exploitent, au profit de cette théorie ou modèle. On l’a déjà noté et ils réitèrent. Notre modèle puisqu’il n’opère aucune distinction entre les entités humaines et non humaines, traite ces deux catégories d’information dans les mêmes termes. (p. 113)
Quant à ce que la recherche scientifique peut apporter de valeurs à la société, la question est réduite à la construction de ces longues chaines d’associations qui, une fois stabilisées, mettent la recherche au service du développement des marchés. (p. 113)
Qu’il y ait une recherche cognitive manifestation de l’esprit humain, de sa curiosité et de ses interrogations incessantes, qu’il y ait des débouchés de cette recherche utiles à la société autres que les marchés (programmes nationaux par exemple), tout ceci est occulté.
Au terme de l’article que font-ils ressortir dans les conclusions ? Le réseau et encore le réseau. Partant de la dénonciation d’un excès qui reviendrait à négliger toute influence de la société sur cette activité humaine – la recherche scientifique –, les auteurs aboutissent à une théorie qui hypertrophie le facteur social et ne retient que lui.
Leur démarche a un nom : le sociologisme.
Nous appellerions sociologisme par analogie avec l’Historicisme, la tendance à tout absorber dans la sociologie en raison de l’aspect social qu’on retrouve en toute chose. Faire de la sociologie ce sera étudier les conditions sociales de l’art, de la science, de la philosophie, de la morale, de la religion, par exemple ; être sociologiste ce sera croire que toutes ces activités ne sont que des produits ou des manifestations de la vie sociale sans autres sources ou fondements.
L. Meynard, Cours de philosophie : logique et philosophie des sciences Librairie classique Eugène Belin 1958.
Cette définition du sociologisme a été donnée bien avant que nos deux auteurs aient produit leur livre. Mais ne s’applique t’elle pas parfaitement à la démarche de Callon et Law, telle que l’analyse de leurs textes nous l’a montré ?
On pourrait conclure ici mais on ne résiste pas à l’envie de donner une dernière fois la parole à nos deux auteurs. Comment concluent-ils ?
Le savant, enfermé entre quatre murs, loin du monde empli de bruits et de fureur, peut agir à distance grâce à tous les réseaux sociotechniques patiemment établis. (p. 115)
On se demande d’où sort ce savant claquemuré alors que leur étude n’a porté que sur un cas où des chercheurs étaient sur le terrain, tout le contraire de cette caricature livrée à la fin. A chacun de se faire son opinion sur la raison du propos.