Pour les philosophes grecs, puis médiévaux, il y a toujours eu une hiérarchie des Réels. Ils exprimaient par là ce qui allait devenir le principe ontologique de Saint Anselme, à savoir la conviction que les degrés de perfection sont corrélés aux degrés de réalité et qu’un être parfait (les Idées de Platon, ou Dieu, par exemple) doit forcément avoir une existence plus réelle, plus fondamentale, qu’un être moins parfait. La perfection en tant que critère d’existence fut définitivement réfutée par Kant dans sa critique de l’argument ontologique. La hiérarchie des Réels était définitivement classée.
Mais on n’en avait pas fini avec la hiérarchisation des Réels. Grâce aux outils d’observation, principalement télescope et microscope, on s’aperçut vite que si le critère de perfection était faux, néanmoins les « niveaux » de Réel eux avaient tout leur sens. La question continue à se poser encore aujourd’hui : qu’est-ce qui est réel, l’espèce « cheval », tel cheval particulier(1) ou les molécules qui le composent ? Et dans ce cas, comment ne pas tenir compte également de l’ensemble des réalités intermédiaires, ou encore plus fondamentales, celles des organes, des cellules, des atomes ou des particules qui, tous réunis composent « le cheval » ? Certes, chacun de ces niveaux obéit à des règles différentes exprimées dans des disciplines différentes (anatomie, physiologie, cytologie, chimie, etc.), mais l’existence bien réelle de ces différents niveaux et leurs interactions sont précisément ce qui permet au cheval d’exister… et de galoper.
Cette question de la nature des notions abstraites (sont-elles des existants à part entière ou non ?) est aussi ancienne que la philosophie. Elle a été produite par une confusion aristotélicienne entre « universel » et « général », puis elle a déclenché la « querelle des universaux » dès le 12ème siècle.
(cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Universaux#Au_Moyen_%C3%82ge)
– Pour plus de clarté, on opposera l’universel au singulier et le général au particulier, au lieu de confondre les deux premiers et les deux seconds.
Cette discussion (sans les particules ou les cellules qu’on ne connaissant pas à l’époque) a été à la source de la querelle des universaux entre le 12ème et le 14ème siècle. Qu’est-ce qui existe « réellement », tel cheval ou l’idée (la catégorie, le genre) cheval ? Appliquez cette question aux multiples niveaux cités ci-dessus et vous verrez s’enclencher une série de poupées russes, toutes ayant une double face, l’une dans le monde « réel » et une autre dans le monde idéel, celui des concepts (et par suite des universaux).
Lorsque la méthode scientifique s’établit et lorsqu’on découvrit que « sous » ce que l’on perçoit à l’œil nu il existe un monde d « animalcules » qui grouille, le tournant vers « la recherche du réel qui se trouve sous un autre réel » devint le principal objectif de la connaissance scientifique. Cet objectif finit par se transformer en un véritable militantisme du « plus petit élément possible », méritant alors une dénomination en « isme ». On assista alors, – et on assiste toujours – à une floraison du tout-quelque chose : tout génétique, tout chimique, tout neuronal, tout hormonal, etc. Le réductionnisme – ou le « jusqu’auboutisme » d’une discipline donnée – a fasciné et continue.
Le réductionnisme était devenu l’argument essentiel pour considérer que le Réel « vrai », celui qui se trouve au fondement de toutes choses, devait nécessairement être le plus élémentaire possible (la molécule sous la cellule, l’atome sous la molécule) ou le plus universel (la loi de la gravitation universelle, la Théorie du Tout). Les « niveaux » du Réel sont donc restés comme une gradation nécessaire, même si la réalité de chaque niveau pouvait être discutée ou même remise en question.
Mais face au réductionnisme triomphant, deux courants virent le jour. Le « holisme », très séduisant mais qui ne donne aucune méthode pour l’appréhender qui a tendance à vouloir appréhender la totalité en tant que telle. Et la complexité, dont l’un des principes est celui des « niveaux » du Réel. Au début des années 2000, les biologistes découvrirent les bienfaits de l’analyse systémique ; ils en avaient besoin après le fiasco au début des années 2000 de l’approche tout-génétique.
La possibilité que le Réel puisse être envisagé selon encore une autre catégorisation est d’abord apparue dans les analyses de Karl Popper, analyses qu’il a répétées dans plusieurs publications. Cette idée fut ensuite reprise par Roger Penrose, et transformée selon ses souhaits en une sorte de « platonisme », c’est-à-dire dans la mise en avant des mathématiques comme exprimant le Réel le plus « réel » ! Mon exposé ci-dessous reste proche de celui de Popper, quoique un peu remanié.
On appellera Réel-1 tout ce qui dans le vocabulaire des sciences est admis comme existant même lorsqu’il n’existe aucun humain nulle part pour l’observer ou le connaître. Expérience de pensée : faisons disparaître l’humanité, son histoire et sa connaissance, qu’est-ce qui reste ? Une réponse de sens commun serait : la Terre et tout ce qu’elle contient (les rochers, l’eau, les animaux, les arbres), le Soleil et le système de planètes et autres objets qui gravitent autour de lui, très probablement aussi des systèmes d’étoiles, des composants de la matière – plus ou moins bien identifiés, tels qu’atomes ou molécules – et la lumière sous toutes ses formes. Le « Réel-1 » – de sens commun – s’arrête là.
Si le Réel-1 est défini d’une manière si étroite, c’est parce que son extension nécessite de le compléter par un deuxième champ du réel, qu’on appellera Réel-2 et qu’on définira comme étant l’ensemble des productions de l’esprit humain. Ce Réel-2 est légitimé du fait que certaines productions de l’esprit humain, très nombreuses, ont au cours des millénaires, impacté le Réel-1 en le transformant ou en imprimant leur marque sur lui.
Ce Réel-2 est donc composé d’un monde de formes (les pyramides, les cathédrales, les avions) qui régissent des transformations plus ou moins profondes du Réel-1, même si elles n’affectent pas sérieusement la table périodique des éléments. Il contient également des Idées non formelles mais toujours aussi « impactantes » (Dieu, la monnaie, les logiciels, etc…). Le Réel-2 est caractérisée par une influence causale nuancée sur le Réel-1. Cette influence est vérifiable à partir du moment où l’entité du Réel-2, forgée par un individu ou un collectif, va s’incarner dans le Réel-1 d’une manière directe (l’idée d’un objet puis son élaboration) ou indirecte (l’idée religieuse qui amènera à l’idée d’un objet qui, à son tour, sera incarné dans la matière). Popper part d’un principe relativement simple pour édifier le Réel-2 : si l’effet est réel, alors la chaîne des causes qui le précèdent est forcément réelle elle aussi.
Deux catégories d’entités fortement présentes dans les sciences de la matière participent du Réel-2, car elles proviennent d’une longue élaboration intellectuelle et non des perceptions ou du sens commun : les concepts abstraits (masse, énergie, force, entropie, puissance, entéléchie, etc.) et les concepts mathématiques (formes, équations, proportions, symétries, etc.).
La différence entre Réel-1 et Réel-2 est évidente : le Réel-2, pour exister et pour permettre l’élargissement du Réel-1, passe par l’intervention de l’humain. Cette intervention n’est ni subjective (psychologique), ni culturelle (sociopolitique ou économique), même si elle provient de la créativité conceptuelle intrinsèque à son origine humaine. Pour simplifier, on dira que le Réel-2 est de nature cognitive ou épistémologique.
Comme le Réel-2 contient l’ensemble des concepts que l’être humain utilise pour appréhender le Réel-1, il sera forcément susceptible d’être amélioré, réfuté, critiqué.
Un exemple : les « atomes » en tant qu’hypothèse purement spéculative ont toujours appartenu au Réel-2. Car, sur de longs siècles, ils n’ont existé qu’en tant qu’entités théoriques, dans un domaine à visée ontologique (de type 2). Après avoir été précisément identifiés, observés, mesurés et même déplacés à volonté, les atomes sont passés du Réel-2 au Réel-1. Ils ont donc perdu leur caractère hypothétique (qui rendait leur nature purement spéculative) en atteignant – il y a à peine quelques décennies – le stade définitif d’une ontologie de type 1. Ils appartiennent désormais au Réel-1.
Ceci permet d’énoncer une première règle :
Règle A – Toute ontologie – pour qu’elle devienne scientifique – passe nécessairement par une épistémologie. La simple observation passive du Réel-1 telle que proposée par les empiristes n’amène aucune connaissance scientifique. En ce sens, Kant avait raison. La science (toutes disciplines confondues) est une entreprise humaine par laquelle on cherche à exprimer sous forme de discours conceptuel et formel la manière dont fonctionne le monde extérieur (la pratique de la science relève donc tout autant de l’ontologie que de l’épistémologie).
De ce fait, toutes nos constructions formelles concernant le Réel-1 relèvent de l’épistémologie. Elles se fondent sur certaines théories mathématiques ou sur certaines théories de la connaissance. Elles n’existent pas dans le monde du Réel-1. Bref, une équation ne fait pas partie du Réel-1 même si elle en rend parfaitement compte. Pourquoi les qualifier d’ « épistémologiques » ? Simplement parce qu’elles sont fondées sur des théories de la connaissance, et que les théories de cet ordre sont appliquées sur le Réel (l’ontologie) sans pour autant en faire partie.
Comme dit précédemment, le Réel-2 est beaucoup plus large que l’épistémologie (et c’est bien ce que Popper a constaté). Il contient aussi les concepts philosophiques, les œuvres artistiques (en dehors de leur substrat matériel, quand elles en ont(2)), les concepts religieux ou politiques (les institutions de la République, le droit, la monnaie, etc…), toutes des entités bien réelles, pourvu que l’on admette qu’elles ont été créées par les humains pour des usages différents, à valeurs variables et évolutives.
Quelle est la réalité d’une symphonie de Mozart ? La partition ? L’interprétation, lorsqu’elle est exécutée par un orchestre ? Son audition par un être humain, ou un collectif ? Appartient-elle à un « monde » platonicien d’idées musicales ? Se retrouve-t-elle dans son inscription sur un disque (analogique ou numérique) ? On voit que le Réel-2 peut ainsi avoir des « existences » multiples. Des questions de même nature apparaissent lorsqu’on parle d’une idée architecturale, d’une équation scientifique ou même d’un objet dont on fait l’hypothèse de l’existence, mais qui reste encore au stade théorique (ex. la gravitation : force, onde, courbure, autre chose ?).
Le « monde mental » ainsi représenté par le Réel-2 contient-il n’importe quelle fantaisie exprimée n’importe quand par n’importe qui ? Il semble évident qu’il est nécessaire d’énoncer des critères pour que les rêves de chacun ne se transforment pas en des réalités simplement par un « fiat » philosophique. L’argument de Popper est le critère de causalité. Une idée (aussi farfelue qu’elle soit) est forcément réelle (dans le Réel-2) si elle a une relation causale directe ou indirecte avec une variation dans le Réel-1. Selon Popper, si un effet est réel, alors sa cause est forcément elle aussi réelle.
Ainsi, la sempiternelle distinction ou polémique entre objectivité et subjectivité est résolue d’un seul coup. Le subjectif fait bien partie du réel, mais seulement dans la mesure où il a la possibilité d’agir sur l’objectif.
Exemples :
1 – dans le Réel-2, état mental, un sujet a l’intention de déplacer un verre, de la table à l’évier, à la suite de quoi il passe de l’intention à l’action. Comme cette action n’aurait jamais pu se réaliser sans au préalable l’état mental (fût-il machinal) de l’agent (un verre ne se déplaçant pas tout seul), on peut déduire sur le plan physique, celui de la matière, qu’il existe une certaine forme de causalité entre la cause (l’état mental) et l’effet (le déplacement du verre). Et s’il y a causalité, il y a forcément réalité.
2 – on peut, bien entendu, élargir cette relation causale sur une multiplicité d’entités imaginaires, symboliques ou conceptuelles. A l’évidence, l’être humain est capable, sinon de créer, du moins de transformer le Réel-1 d’une manière importante sans pourtant toucher à ses fondamentaux, comme créer de la matière/énergie ou influer sur le cosmos. Y arrivera-t-il un jour ?
C’est en comprenant ceci qu’il devient important de réhabiliter la distinction cartésienne entre matière et esprit. Pris dans un sens très large (et sans aucune connotation religieuse), l’esprit est ce champ mental spécifiquement humain qui interagit avec la matière, que cette dernière soit humaine ou non. Descartes ne s’est pas trompé en distinguant l’étendue (la substance physique, res extensa) du non-étendu (la substance mentale, res cogitans). Ce critère – étendu ou non – reste fondamental pour déterminer la nature des deux champs, matériel ou spirituel ; en revanche, et en ceci aussi Descartes avait raison, les deux champs existent bel et bien et interagissent, l’intersection entre les deux se passant dans l’être humain et lui seul.
Le Réel-1 n’est donc en rien créé ex-nihilo par l’être humain, mais celui-ci peut en modifier la présentation par la puissance de sa capacité de création mentale, d’où la possibilité d’énoncer une Règle B.
Règle B – Le Réel-2 est bien réel, dans la mesure où il est capable d’affecter causalement le Réel-1. Il ne peut cependant agir sur le Réel-1 que par l’intermédiaire d’une activité humaine. Les idées sous toutes leurs formes, politiques, esthétiques et religieuses (Réel-2), ainsi que les mythologies et la pensée magique, sont bien réelles car elles peuvent par l’intermédiaire de l’humain, agir sur la matière (Réel-1) – ex. les Cathédrales, les statues, les violons ou les tableaux. Idem aussi pour n’importe quel grand projet technologique, station orbitale, ou centrale électrique.
Le Réel-1 peut être divisé en deux catégories selon qu’il est perçu ou non, et s’il est perçu de manière directe ou indirecte (cette division ne concerne pas le Réel-2 puisqu’il n’est par définition jamais perçu avant d’avoir été intégré/incarné dans des éléments matériels – pierres, partitions, toiles, fusées), c’est-à-dire en donnant sa « forme » – dans le sens platonicien du terme (en informant) ces entités matérielles considérées comme substrat.
Lorsque le Réel-1 est perçu à échelle humaine, il est forcément divisé et catégorisé par nos opérateurs mentaux (épistémologie) en entités qui nous apparaissent distinctes les unes des autres (ex. je perçois la table, la chaise, l’ordinateur, la souris, les livres ouverts comme des entités distinctes, et je les perçois ainsi pour des raisons diverses, l’une – et non des moindre – étant que je peux agir sur elles). Si je me trouvais à l’échelle des atomes qui composent ces entités, je ne les percevrais pas en tant que telles, tout au plus pourrais-je distinguer une différenciation physique et moléculaire – différence de densité, par exemple – lorsque je passerai de l’une à l’autre.
La première raison pour laquelle le Réel-1 est qualifié de réel, est qu’il s’impose. Cela ne sert à rien de nier l’existence du mur qui bloque mon chemin et que je dois contourner.
Il arrive également que le Réel-2 s’impose, mais il ne le fera que dans un cadre précis, celui d’une structure hypothético-déductive(3) spécifique, c’est-à-dire selon le développement d’un raisonnement particulier ou d’une construction mentale particulière dont les postulats de base doivent nécessairement contenir au minimum un postulat d’existence. L’élimination des prémisses, élimine la nécessité de ce qui s’en suit (ex. 1- que devient le théorème de Pythagore sans l’existence postulée d’un espace euclidien ? ex. 2 – une symphonie de Mozart existe-t-elle toujours si on n’en trouve aucune partition, aucun enregistrement, aucune interprétation ?).
L’ensemble des théories dites « rationnelles » – et par suite les systèmes mathématiques au premier plan – est construit selon le mode hypothético-déductif. On établit des hypothèses, dont on tire les conséquences par déduction. Ainsi, si l’on rejette les hypothèses fondatrices, les conséquences « tombent » d’elles-mêmes.
Il est également important de distinguer entre le Réel-1, le Réel-2 d’une part et, d’autre part, le discours qu’on peut porter sur eux pour éviter tout piège nominaliste. Il y a une différence entre le concept de « table » et la dénomination « table ». Identifier un existant permet de le nommer, mais un nom seul n’est pas un critère d’existence. Ceci s’applique aux noms, mais aussi aux propositions.
Ainsi, la proposition « Le mur existe » existe elle aussi, mais en tant qu’appartenant à la catégorie « langage », et le langage appartient au Réel-2, puisqu’il possède en lui la capacité d’affecter le Réel-1. Le concept « mur » relève lui aussi du Réel-2, cette fois dans la catégorie « concept », alors que le mur lui-même relève du Réel-1. La proposition (catégorie langage) n’est pas l’existant principal, pas plus que l’équation (catégorie concept) n’est l’existant fondamental dans le cadre d’une description scientifique(4). Dans les domaines scientifiques, il faut noter que les propositions – langagières ou mathématiques – sont des manières de mise en relation des objets/entités/phénomènes qui appartiennent au Réel-1. A ce titre, elles appartiennent à des théories ou des hypothèses qui peuvent varier au travers des siècles, être vraies, incertaines, fausses.
Il est important d’évaluer le nominalisme à sa juste mesure. Nul doute qu’il puisse affecter le Réel, néanmoins son essence demeure conventionnelle, et donc arbitraire : « Un troupeau de bonapartes passe dans le désert, l’empereur s’appelle Dromadaire », selon la jolie formule de Jacques Prévert. Certains courants de la philosophie du langage d’une part et la psychanalyse, surtout dans sa version lacanienne d’autre part, ne partagent pas ce point de vue et donnent aux mots des significations plus profondes que la simple convention. Ces significations deviennent symboliques. La démarche scientifique essaie au maximum de parer à cette forme de glissements sémantiques en apportant la définition « langagière » au plus proche de la signification conceptuelle.