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Texte de Benjamin Constant – 1ère partie

Introduction

La pensée libérale, au 18ème et au début du 19èmesiècle, puise son optimisme aux deux sources de la pensée politique grecque et du monothéisme.
Le monothéisme d’abord. Impossible de comprendre la pensée d’un Adam Smith ou d’un Benjamin Constant si l’on ne part des principes individualistes et éthiques du monothéisme. La société idéale pour l’un comme pour l’autre est un phénomène émergent (pour utiliser une notion anachronique, mais éclairante) qui apparaît dans toute sa splendeur à partir du moment où les citoyens (chacun pour soi) manifestent leur préoccupation éthique dans leur travail et dans la responsabilité qu’ils exercent les uns à l’égard des autres. Leur liberté est celle d’individus singuliers conscients de leurs responsabilités.

La philosophie politique ensuite. Elle se développe à partir de ses origines grecques vers sa condition libérale : elle se démarque de son héritage grec en distinguant et privilégiant la liberté individuelle sur la liberté collective, celle de la Nation. L’État se doit de limiter ses pouvoirs à ses obligations minimales à l’égard de citoyens dont on part du principe qu’ils sont tous rationnels, et dotés d’une bonne volonté sans faille. L’hypothèse est certes théorique jusqu’à n’exprimer qu’une situation idéale, mais toute théorie est-elle autre chose qu’une expérience de pensée ?
Le libéralisme du laissez-faire envisage ainsi, en toute bonne foi, de permettre aux forces bénéfiques, inhérentes à chaque individu humain (créé à l’image de Dieu) de s’épanouir et de développer la société par l’équilibre harmonieux qui ne peut que se dégager des interactions de chacun avec ses semblables.
L’idéal ainsi rêvé commet une erreur dramatique, bien entendu, et il est donc capital d’en comprendre la raison d’être : lue au travers de la grille du savoir grecque, la Bible n’est pas considérée comme un enseignement éthique (prescription de ce qui devrait être) mais bien comme un enseignement de type scientifique (description de ce qui est). Le résultat de cette méprise se répercute jusqu’à nos jours, car la personne humaine – « les hommes naissent tous libres et égaux » – est toujours vue comme existante a priori ; et il lui est attribué soit une valeur positive (Adam Smith ou Benjamin Constant) soit une valeur négative (Hobbes, puis Bentham et les autres partisans de l’utilitarisme social).
Étape par étape, il convient donc de tenter de remettre les idées à l’endroit. Le sujet absolument rationnel, libre et volontaire est un idéal. Le faire venir à l’existence – autant que faire se peut – est tout l’enjeu de la destinée humaine. Mais le condamner à exister ex-nihilo ou le soumettre à une société qui pourrait le transcender d’une manière ou d’une autre équivaut à le tuer deux fois. A ce titre, en amassant les malentendus, les Lumières ont abouti à une impasse, aussitôt dénoncée, malheureusement à juste titre, par les critiques du 19ème siècle et leurs successeurs. Hélas ! Les dénonciateurs n’ont guère imaginé mieux. Bien au contraire, leur constatation fondée – « nous n’avons jamais été modernes » ! – se conclue par une régression vers le communautarisme ou le féodalisme. Bref, l’héritage des Lumières reste donc un bien précieux en dépit de ses faiblesses.

Ci-dessous, une brève analyse en deux parties d’un des textes les plus fondamentaux de la pensée libérale des Lumières, en défense de la liberté individuelle et de la démocratie représentative.

Benjamin Constant

De la liberté des anciens comparée à celle des modernes.
(Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris en 1819)
1ère partie

Messieurs

Je me propose de vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté, dont les différences sont restées jusqu’à ce jour inaperçues, ou du moins, trop peu remarquées. L’une est la liberté dont l’exercice était si cher aux peuples anciens ; l’autre celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes. Cette recherche sera intéressante, si je ne me trompe, sous un double rapport.

1/ Commentaire

Ne pas perdre de vue que les nations modernes, dans la perspective de Benjamin Constant, sont des nations dont les sujets sont de véritables personnes (dans le sens du monothéisme), c’est-à-dire des individualités singulières, dotées de libre arbitre, de volonté et d’un sens de l’éthique.

Premièrement, la confusion de ces deux espèces de liberté a été parmi nous, durant des époques trop célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de maux. La France s’est vue fatiguer d’essais inutiles, dont les auteurs, irrités par leur peu de succès, ont essayé de la contraindre à jouir du bien qu’elle ne voulait pas, et lui ont disputé le bien qu’elle voulait. En second lieu, appelés par notre heureuse révolution (je l’appelle heureuse, malgré ses excès, parce que je fixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bienfaits d’un gouvernement représentatif, il est curieux et utile de rechercher pourquoi ce gouvernement, le seul à l’abri duquel nous puissions aujourd’hui trouver quelque liberté et quelque repos, a été presque entièrement inconnu aux nations libres de l’antiquité. Je sais que l’on a prétendu en démêler des traces chez quelques peuples anciens, dans la république de Lacédémone, par exemple, et chez nos ancêtres les Gaulois; mais c’est à tort.
Le gouvernement de Lacédémone était une aristocratie monacale, et nullement un gouvernement représentatif. La puissance des rois était limitée; mais elle l’était par les éphores, et non par des hommes investis d’une mission semblable à celle que l’élection confère de nos jours aux défenseurs de nos libertés. Les éphores, sans doute, après avoir été institués par les rois, furent nommés par le peuple. Mais ils n’étaient que cinq. Leur autorité était religieuse autant que politique.

2/ Commentaire

Constant a raison d’attirer l’attention sur ce point. En fait, il n’y avait pas de distinction entre le religieux et le politique à Sparte – ni dans n’importe quelle autre cité démocratique de la Grèce antique – en raison du caractère sacré de la Cité elle-même.

Ils avaient part à l’administration même du gouvernement, c’est-à-dire, au pouvoir exécutif ; et par là, leur prérogative, comme celle de presque tous les magistrats populaires dans les anciennes républiques, loin d’être simplement une barrière contre la tyrannie, devenait quelquefois elle-même une tyrannie insupportable.

3/ Commentaire

Attention ! La notion de « tyrannie » est à double entrée, la seconde occurrence du terme signifiant « oppression ». Il est regrettable ici que Constant n’ait pas pu résister au plaisir du jeu de mots, car Sparte pouvait se vanter, à juste titre, d’avoir été la seule Cité à ne pas avoir subi le régime des tyrans. La raison n’était probablement pas que son régime propre était déjà tyrannique (dans le second sens du terme), mais sans doute que le système politique qu’elle s’était donné avait cristallisé autour de lui une sacralité religieuse si générale que les Lacédémoniens, malgré le caractère quasi-totalitaire de leur régime, en éprouvaient de la fierté.

Le régime des Gaulois, qui ressemblait assez à celui qu’un certain parti voudrait nous rendre, était à la fois théocratique et guerrier. Les prêtres jouissaient d’un pouvoir sans bornes. La classe militaire, ou la noblesse, possédait des privilèges bien insolents et bien oppressifs. Le peuple était sans droits et sans garanties.

4/ Commentaire

La description que fait Constant du régime gaulois pourrait être généralisable à n’importe quelle société soumise à la logique tribale archaïque. Un élément important est cependant omis dans la description : les gaulois n’étaient pas plus malheureux que d’autres sous le régime qui était le leur…tout simplement parce qu’ils n’en avaient pas conscience. La prévalence du sacré rendait impossible le fait qu’il puisse en être autrement. On ne peut pas dire que « le peuple était sans droits et sans garanties », mais seulement que les notions de « droits du peuple » et de « garanties » qui pourraient être les siennes n’existaient pas !

A Rome, les tribuns avaient, jusqu’à un certain point, une mission représentative. Ils étaient les organes de ces plébéiens que l’oligarchie, qui, dans tous les siècles, est la même, avait soumis, en renversant les rois, à un si dur esclavage. Le peuple exerçait toutefois directement une grande partie des droits politiques. Il s’assemblait pour voter les lois, pour juger les patriciens mis en accusation : il n’y avait donc que de faibles vestiges du système représentatif à Rome.

5/ Commentaire

Ce point est important car il peut servir à démystifier le caractère démocratique des institutions athéniennes ou romaines qui, en dépit de leurs immenses progrès par rapport aux logiques tribales non-politiques, ne pouvaient guère se comparer à la complexité conceptuelle des systèmes d’organisation politique inventés par les Modernes.

Ce système est une découverte des modernes, et vous verrez, Messieurs, que l’état de l’espèce humaine dans l’antiquité ne permettait pas à une institution de cette nature de s’y introduire ou de s’y établir. Les peuples anciens ne pouvaient ni en sentir la nécessité, ni en apprécier les avantages. Leur organisation sociale les conduisait à désirer une liberté toute différente de celle que ce système nous assure.
C’est à vous démontrer cette vérité que la lecture de ce soir sera consacrée. Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté.
C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus : C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.

6/ Commentaire

Remarquez cette curieuse nuance exprimée par l’utilisation du « plus ou moins ». A croire qu’après avoir sérié toutes les libertés que la Modernité a fait advenir, Constant s’est soudain reproché d’avoir ainsi tiré la totalité du tapis de sous les pieds de l’autorité. Car au fond, si tous les droits cités ci-dessus étaient respectés, l’autorité n’aurait aucun droit à « plus ou moins » prendre en considération les demandes de « chacun ». Dans un système où toutes ces libertés seraient garanties, il deviendrait évident que l’autorité serait avant tout au service du Peuple, elle ne pourrait rien lui commander et son autorité se limiterait à l’exécution de ses volontés (démocratiquement exprimées par la majorité des votants). Dans ce cas, il est vrai, la pensée de Constant rejoindrait celle de Rousseau à propos de la Volonté Générale, et c’est ce que Constant tente sans doute d’éviter en relativisant les obligations de l’Autorité à l’égard du bon vouloir du peuple.

Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumise à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l’un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège.

7/ Commentaire

Intéressant. On ne peut pas plus choisir son dieu, que les cordes de sa lyre, que son époux. « Libre » dans les affaires publiques, on est « esclave » dans tous les rapports privés, continue Constant. A méditer pour ce qui concerne l’aspiration à l’universalité de nos libertés de modernes. A méditer d’autant plus qu’un Spartiate vous aurait volontiers dit qu’il savait très bien ce qu’était la liberté et qu’il se sentait libre lui-même. Tout ceci ne prouve qu’une chose : il est urgent d’entreprendre une analyse plus objective – moins idéologique que ce que l’on pratique d’habitude – de la notion de « liberté ». Pour qu’une analyse objective de la notion de liberté puisse avoir lieu, il faudra encore pouvoir se détacher – en tout cas, théoriquement – de nos libertés aujourd’hui considérées comme évidentes. Mais un tel détachement peut-il aller sans la perte des dites libertés ? Vaste chantier !

Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l’autorité du corps social s’interpose et gêne la volonté des individus ; Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores ne s’offensent. Dans les relations les plus domestiques, l’autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans l’intérieur des familles. Les lois règlent les mœurs et comme les mœurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent.
Ainsi chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est même dans les états les plus libres, souverain qu’en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si, à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d’entraves, il exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer.

8/ Commentaire

Remarquez le caractère critique – et donc paradoxal -des commentaires sur la modernité. Alors qu’on s’attendait à ce que Constant en fasse l’éloge par opposition à la bizarre liberté des anciens, on s’aperçoit que, pour lui, la liberté des Modernes, belle en théorie, se réduit sur le plan collectif à une liberté fallacieuse, destinée à donner à croire que la souveraineté est entre les mains des citoyens. On n’a pas fini aujourd’hui de réfléchir sur ce paradoxe de la démocratie.

Je dois ici, Messieurs, m’arrêter un instant pour prévenir une objection que l’on pourrait me faire. Il y a dans l’antiquité une république où l’asservissement de l’existence individuelle au corps collectif n’est pas aussi complet que je viens de le décrire. Cette république est la plus célèbre de toutes ; vous devinez que je veux parler d’Athènes. J’y reviendrai plus tard, et en convenant de la vérité du fait, je vous en exposerai la cause. Nous verrons pourquoi de tous les états anciens, Athènes est celui qui a ressemblé le plus aux modernes. Partout ailleurs, la juridiction sociale était illimitée. Les anciens, comme le dit Condorcet, n’avaient aucune notion des droits individuels. Les hommes n’étaient, pour ainsi dire, que des machines dont la loi réglait les ressorts et dirigeait les rouages. Le même assujettissement caractérisait les beaux siècles de la république romaine ; l’individu s’était en quelque sorte perdu dans la nation, le citoyen dans la cité.

9/ Commentaire

Rectificatif, qui pourrait paraître comme un détail, mais qui a en fait son importance. L’image des rouages de la machine est une image mécaniste mise à l’honneur dès le 17ème siècle. Pour les Grecs, l’image qui serait plus appropriée est celle d’un organisme vivant, une loi de la nature, à laquelle l’être humain obéirait précisément parce qu’elle serait dans sa nature.

Nous allons actuellement remonter à la source de cette différence essentielle entre les anciens et nous.
Toutes les républiques anciennes étaient renfermées dans des limites étroites. La plus peuplée, la plus puissante, la plus considérable d’entre elles, n’était pas égale en étendue au plus petit des états modernes. Par une suite inévitable de leur peu d’étendue, l’esprit de ces républiques était belliqueux, chaque peuple froissait continuellement ses voisins ou était froissé par eux. Poussés ainsi par la nécessité, les uns contre les autres, ils se combattaient ou se menaçaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient déposer les armes sous peine d’être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière, au prix de la guerre. Elle était l’intérêt constant, l’occupation presque habituelle des états libres de l’antiquité. Enfin, et par un résultat également nécessaire de cette manière d’être, tous ces états avaient des esclaves. Les professions mécaniques, et même, chez quelques nations, les professions industrielles, étaient confiées à des mains chargées de fers.
Le monde moderne nous offre un spectacle complètement opposé. Les moindres états de nos jours sont incomparablement plus vastes que Sparte ou que Rome durant cinq siècles. La division même de l’Europe en plusieurs états, est, grâce aux progrès des lumières, plutôt apparente que réelle. Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une famille isolée, ennemie née des autres familles, une masse d’hommes existe maintenant sous différents noms, et sous divers modes d’organisation sociale, mais homogène de sa nature. Elle est assez forte pour n’avoir rien à craindre des hordes barbares. Elle est assez éclairée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme est vers la paix.

10/ Commentaire

Malgré sa perspicacité incontestable et ses intuitions fulgurantes, Constant ne semble pas avoir vu que lorsqu’une société s’agrandit au point où les distances entre les citoyens les empêchent de s’identifier les uns aux autres dans un même sentiment d’appartenance, il devient quasi inévitable que la société elle-même se fracture à nouveau selon d’autres lignes, d’autres clivages se faisant jour au sein de la composition originale. Malgré son histoire et sa culture communes, l’Europe des Lumières ne se présentait pas vraiment comme un bel ensemble cohérent…sauf pour les optimistes incorrigibles qui, eux, sont les dignes enfants de leur époque.

Cette différence en amène une autre. La guerre est antérieure au commerce ; car la guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d’atteindre le même but, celui de posséder ce que l’on désire. Le commerce n’est qu’un hommage rendu à la force du possesseur par l’aspirant à la possession. C’est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu’on n’espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n’aurait jamais l’idée du commerce. C’est l’expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c’est-à-dire, l’emploi de sa force contre la force d’autrui, l’expose à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c’est-à-dire, à un moyen plus doux et plus sûr d’engager l’intérêt d’un autre à consentir à ce qui convient à son intérêt. La guerre est l’impulsion, le commerce est le calcul. Mais par là même il doit venir une époque où le commerce remplace la guerre. Nous sommes arrivés à cette époque.

11/ Commentaire

Curieuse constatation qui ne semble émaner que du souhait violent qu’éprouve Constant de voir la paix régner en Europe. Son insistance sur le commerce semble en effet plus le reflet d’un souci pédagogique qu’une constatation proprement historique ou économique. Sa culture historique ne pouvait guère apporter une confirmation à sa thèse, et de nombreux peuples guerriers étaient aussi des peuples commerçants, sans que l’une ou l’autre situation puisse être considérée comme un accident dans leur parcours.

Je ne veux point dire qu’il n’y ait pas eu chez les anciens des peuples commerçants. Mais ces peuples faisaient en quelque sorte exception à la règle générale. Les bornes d’une lecture ne me permettent pas de vous indiquer tous les obstacles qui s’opposaient alors aux progrès du commerce; vous les connaissez d’ailleurs aussi bien que moi: je n’en rapporterai qu’un seul. L’ignorance de la boussole forçait les marins de l’antiquité à ne perdre les côtes de vue que le moins qu’il leur était possible. Traverser les Colonnes d’Hercule, c’est-à-dire, passer le détroit de Gibraltar, était considéré comme l’entreprise la plus hardie. Les Phéniciens et les Carthaginois, les plus habiles des navigateurs, ne l’osèrent que fort tard, et leur exemple resta longtemps sans être imité. A Athènes, dont nous parlerons bientôt, l’intérêt maritime était d’environ 60 pour %, pendant que l’intérêt ordinaire n’était que de douze, tant l’idée d’une navigation lointaine impliquait celle du danger.
De plus, si je pouvais me livrer à une digression qui malheureusement serait trop longue, je vous montrerais, Messieurs, par le détail des mœurs, des habitudes, du mode de trafiquer des peuples commerçants de l’antiquité avec les autres peuples, que leur commerce même était, pour ainsi dire, imprégné de l’esprit de l’époque, de l’atmosphère, de guerre et d’hostilité qui les entourait. Le commerce alors était un accident heureux, c’est aujourd’hui l’état ordinaire, le but unique, la tendance universelle, la vie véritable des nations. Elles veulent le repos, avec le repos l’aisance, et comme source de l’aisance, l’industrie.

12/ Commentaire

On retrouve ici le postulat libéral, cher à Locke, Constant, et Smith. Pacifier les sociétés par la satisfaction de leurs besoins matériels et donner à chacun la liberté d’y accéder par ses propres moyens devaient à terme produire une accumulation de richesses qui, pour se trouver entre les mains des privés, n’en faisait pas moins la richesse des Nations. Ce postulat est ingénieux, mais ses constructeurs ont oublié d’inclure dans leurs équations d’autres facteurs que la grille économique (en général, il est vrai, associée à la grille de l’éthique individuelle) : le poids des communautés, des symboles, des affects, de la guerre incessante des riches contre les pauvres et de la prédation, tout cet ensemble est venu transformer l’idéal libéral en une utopie parmi tant d’autres.

La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace de remplir leurs vœux. Ses chances n’offrent plus ni aux individus, ni aux nations des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible et des échanges réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière. Chez les modernes, une guerre heureuse coûte infailliblement plus qu’elle ne vaut.
Enfin, grâce au commerce, à la religion, aux progrès intellectuels et moraux de l’espèce humaine il n’y a plus d’esclaves chez les nations européennes. Des hommes libres doivent exercer toutes les professions, pourvoir à tous les besoins de la société.
On pressent aisément, Messieurs, le résultat nécessaire de ces différences.
1° L’étendue d’un pays diminue d’autant l’importance politique qui échoit en partage à chaque individu. Le républicain le plus obscur de Rome ou de Sparte était une puissance. Il n’en est pas de même du simple citoyen de la Grande-Bretagne ou des États-Unis. Son influence personnelle est un élément imperceptible de la volonté sociale qui imprime au gouvernement sa direction.
En second lieu, l’abolition de l’esclavage a enlevé à la population libre tout le loisir qui résultait pour elle de ce que des esclaves étaient chargés de la plupart des travaux. Sans la population esclave d’Athènes, 20.000 Athéniens n’auraient pas pu délibérer chaque jour sur la place publique.

13/ Commentaire

Ce genre d’argument, un peu spécieux, est utilisé jusqu’à nos jours pour expliquer que la démocratie, la vraie, peut difficilement vivre sans esclavage (et l’on se réfère également à Jefferson pour ceci). Le fait historique est que les athéniens qui trouvaient le temps de se réunir et délibérer faisaient au maximum 5.000 individus. La majorité ne se déplaçait pas, d’une part en raison du travail qui nécessitait plus que les bras des seuls esclaves, d’autre part en raison des distances et des aléas de la route.

Troisièmement, le commerce ne laisse pas, comme la guerre, dans la vie de l’homme des intervalles d’inactivité. L’exercice perpétuel des droits politiques, la discussion journalière des affaires de l’État, les dissensions, les conciliabules, tout le cortège et tout le mouvement des factions, agitations nécessaires, remplissage obligé, si j’ose employer ce terme, dans la vie des peuples libres de l’antiquité, qui auraient langui, sans cette ressource, sous le poids d’une inaction douloureuse, n’offriraient que trouble et que fatigue aux nations modernes, où chaque individu occupé de ses spéculations, de ses entreprises, des jouissances qu’il obtient ou qu’il espère, ne veut en être détourné que momentanément et le moins qu’il est possible.
Enfin, le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l’indépendance individuelle.

14/ Commentaire

On comprend enfin pourquoi Constant est un ardent défenseur du commerce. De tous les métiers, il est sans doute le plus propice à la réalisation individuelle. La domination de l’industrie puis de la grande entreprise, par les hiérarchies et les organisations contraignantes qu’elles nécessitaient, sont venues contrarier le vœu de Constant de voir chacun travailler selon ses besoins et ses désirs, en toute liberté.

Le commerce subvient à leurs besoins, satisfait à leurs désirs, sans l’intervention de l’autorité. Cette intervention est presque toujours, et je ne sais pourquoi je dis presque, cette intervention est toujours un dérangement et une gêne. Toutes les fois que le pouvoir collectif veut se mêler des spéculations particulières, il vexe les spéculateurs. Toutes les fois que les gouvernements prétendent faire nos affaires, ils les font plus mal et plus dispendieusement que nous.
Je vous ai dit, Messieurs, que je vous reparlerais d’Athènes, dont on pourrait opposer l’exemple à quelques-unes de mes assertions, et dont l’exemple, au contraire, va les confirmer toutes.
Athènes, comme, je l’ai déjà reconnu, était, de toutes les républiques grecques, la plus commerçante : aussi accordait-elle à ses citoyens infiniment plus de liberté individuelle que Rome et que Sparte. Si je pouvais entrer dans des détails historiques, je vous ferais voir que le commerce avait fait disparaître de chez les Athéniens plusieurs des différences qui distinguent les peuples anciens des peuples modernes. L’esprit des commerçants d’Athènes était pareil à celui des commerçants de nos jours. Xénophon nous apprend que, durant la guerre du Péloponnèse, ils sortaient leurs capitaux du continent de l’Attique et les envoyaient dans les îles de l’Archipel. Le commerce avait créé chez eux la circulation. Nous remarquons dans Isocrate des traces de l’usage des lettres-de-change. Aussi, observez, combien leurs mœurs ressemblent aux nôtres. Dans leurs relations avec les femmes, vous verrez, je cite encore Xénophon, les époux satisfaits quand la paix et une amitié décente règnent dans l’intérieur du ménage, tenir compte à l’épouse trop fragile de la tyrannie de la nature, fermer les yeux sur l’irrésistible pouvoir des passions, pardonner la première faiblesse et oublier la seconde. Dans leurs rapports avec les étrangers l’on les verra prodiguer les droits de cité à quiconque, se transportant chez eux avec sa famille, établit un métier ou une fabrique; enfin on sera frappé de leur amour excessif pour l’indépendance individuelle.
A Lacédémone, dit un philosophe, les citoyens accourent lorsque le magistrat les appelle ; mais un Athénien serait au désespoir qu’on le crût dépendant d’un magistrat. Cependant, comme plusieurs des autres circonstances qui décidaient du caractère des nations anciennes existaient aussi à Athènes ; comme il y avait une population esclave, et que le territoire était fort resserré, nous y trouvons des vestiges de la liberté propre aux anciens. Le peuple fait les lois, examine la conduite des magistrats, somme Périclès de rendre ses comptes, condamne à mort les généraux qui avaient commandé au combat des Arginuses.

15/ Commentaire

Peut-être en raison de la concision nécessaire pour son discours, Benjamin Constant ne tient nullement compte dans son exposé sur la démocratie athénienne des variations dans l’humeur du Peuple à mesure que les guerres du Péloponnèse évoluent vers les résultats désastreux que l’on connaît. L’une des raisons principales pour lesquelles les philosophes – Platon et Aristote, principalement – se sont méfiés de la démocratie est qu’ils ont pris conscience du caractère éphémère de la responsabilité politique exprimée par le Peuple. Selon Jacqueline de Romilly : « …les athéniens étaient toujours et en tout à l’affût de la raison ; mais ils avaient aussi dans leur expérience quotidienne des motifs pour soupirer après sa présence. La pratique de la démocratie les avaient instruits : les décisions des assemblées, se prenant en général sur le coup des réactions du moment, n’obéissent jamais à une réflexion d’ensemble et elles éveillent chez les sages la nostalgie de la raison » (Problèmes de la démocratie grecque ; Hermann ; coll. Savoir, 1975 ; p. 38)

En même temps, l’ostracisme, arbitraire légal est vanté par tous les législateurs de l’époque ; l’ostracisme, qui nous paraît et doit nous paraître une révoltante iniquité, prouve que l’individu était encore bien plus asservi à la suprématie du corps social à Athènes, qu’il ne l’est de nos jours dans aucun état libre de l’Europe.

16/ Commentaire

Cela est bien vu, mais uniquement à moitié. L’ostracisme ne peut avoir de raison d’être sauf s’il est pratiqué par tous. En bref, il faut qu’il soit universellement admis qu’un homme hors de sa tribu est un homme mort, pour que l’ostracisme soit un véritable châtiment. Difficile de le considérer comme tel dans un monde qui va de plus en plus vers la valorisation en termes d’hospitalité et en termes de droits de l’homme de la notion de « réfugié politique ».

Il résulte de ce que je viens d’exposer, que nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée.

17/ Commentaire

C’est peut-être cette notion de  » jouissance privée » qui fait associer la pensée de Benjamin Constant à celle de certains libéraux anglais, et fait penser que le « nouvel ordre politique » ainsi instauré était surtout l’œuvre de bourgeois principalement concernés par la défense de leurs intérêts. L’aspect hédoniste de la notion de jouissance la rend particulièrement suspecte dans une réflexion qui se veut tout autant éthique que politique. Non qu’il faille que l’austérité soit de rigueur, mais l’association du droit politique à la jouissance ne semble pas faire la moindre part à un minimum d’intérêt porté à autrui, lorsque celui-ci ne possède pas les éléments qui aboutissent à l’indépendance et à la jouissance des biens privés. Il est vrai cependant, sur un plan purement sociologique et descriptif, qu’une telle jouissance tient une grande place dans les décisions politiques des pays démocratiques et développés, où le pouvoir de la classe moyenne entraîne inéluctablement l’évolution politique et économique dans cette direction.

La part que dans l’antiquité chacun prenait à la souveraineté nationale n’était point, comme de nos jours, une supposition abstraite. La volonté de chacun avait une influence réelle : l’exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété. En conséquence, les anciens étaient disposés à faire beaucoup de sacrifices pour la conservation de leurs droits politiques et de leur part dans l’administration de l’État. Chacun sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance personnelle, un ample dédommagement.
Ce dédommagement n’existe plus aujourd’hui pour nous. Perdu dans la multitude, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble, rien ne constate à ses propres yeux sa coopération. L’exercice des droits politiques ne nous offre donc plus qu’une partie des jouissances que les anciens y trouvaient, et en même temps les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l’époque, la communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l’infini les moyens de bonheur particulier.

18/ Commentaire

Ces commentaires donnent l’impression d’un désillusionnement sur le sort de la démocratie représentative dans les États-Nations. Et Constant donne presque l’impression de préconiser le retrait de la vie politique, puisque l’influence que l’on peut avoir sur elle est devenue ténue et d’apprécier paisiblement les avantages commerciaux ou autres qu’elle peut apporter. Le cas des Etats-Unis aujourd’hui – et l’évolution analogue des contrées européennes vers une moindre motivation pour la participation électorale – montre la justesse de l’analyse de Constant concernant le désintérêt quasi généralisé pour la chose politique.

Il s’ensuit que nous devons être bien plus attachés que les anciens à notre indépendance individuelle ; car les anciens, lorsqu’ils sacrifiaient cette indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus; tandis qu’en faisant le même sacrifice, nous donnerions plus pour obtenir moins. Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances.