Une première définition de la propriété consiste donc à appliquer cette notion à tout ce qui peut s’intégrer à un échange commercial, quelle que soit la nature de l’objet en question. En général, dans le droit des pays occidentaux, la propriété est individuelle (c’est-à-dire qu’elle est – ou du moins qu’elle devrait être – nominativement et inconditionnellement liée à une personne unique), sauf affirmation du contraire. Le reste, ce qui appartient à tous ou à personne, sera rangé sous la catégorie de communauté (les , des anglo-saxons)
Cette définition est récente car elle émane du droit de la propriété individuelle telle qu’on la connaît dans un premier temps uniquement en Occident. Elle comporte de nombreuses exceptions et ses détournements – surtout en matière d’héritage – furent fréquents ; mais elle a quelques avantages. Elle montre la propriété sous une forme purement utilitaire et contractuelle, signalant ainsi la modernité de cette notion, qui ne pouvait venir à l’existence qu’à partir du moment où l’objet lui-même avait perdu tout lien avec la sacralité qui n’aurait autorisé aucun transfert de propriété, aucun usage dénué d’affect – ou de lien social – de l’objet ou de la terre.
Cependant, la vente et l’achat n’expliquent pas tout. Poussée à sa limite extrême, la logique de la propriété en tant que capacité d’aliénation, aboutirait à une non-définition des plus confuses, car on pourrait y inclure les objets cités plus haut, mais aussi le travail, les esclaves, le sang ou les reins, et pourquoi pas aussi les femmes et les enfants.
On se rend vite compte alors que cette énumération est par trop hétéroclite et que si, bien entendu, les femmes, les hommes, les reins, etc. sont parfois considérés comme des « objets » aliénables, le seul fait d’acheter et de vendre ne peut à lui seul être un critère anthropologique sur lequel faire reposer la notion de propriété dans sa totalité.
Une deuxième définition, plus critique, consisterait à voir en la propriété a contrario une usurpation, selon la célèbre formule de Proudhon : « la propriété, c’est le vol ». Cette idée constitue sans doute une réaction aux spéculations de la pensée des Lumières citées plus haut et s’inscrit en faux par rapport à la valeur extrême qui a été donnée à la propriété individuelle par les théoriciens bourgeois de l’économie libérale au 18ème puis au 19èmesiècles. Elle a eu son heure de gloire dans la théorie marxiste, cette dernière ayant de plus la finesse de distinguer entre la propriété simplement patrimoniale des époques féodales et celle productive, source de toute activité économique de nature industrielle.
Mais cette deuxième définition, à son tour, pèche par négligence. Car la propriété, vue au travers du prisme de la philosophie libérale du dix-huitième siècle, était d’une définition si limitée qu’elle ne pouvait tenir compte de la profondeur anthropologique de la notion de propriété oubliée depuis au moins l’époque féodale.
La recherche d’une troisième définition de la propriété s’impose donc. Elle consisterait à partir d’un stade à la fois plus large et plus ancien que le libre-échange ou que la valeur bourgeoise et à définir la propriété comme un rapport de pouvoir. La notion de propriété s’élargirait alors non seulement vers ce que l’on peut vendre ou acheter, mais aussi vers ce sur quoi l’on possède un pouvoir absolu (je peux détruire la chose qui m’appartient), ou un pouvoir relatif (uniquement limité par un autre pouvoir, plus grand que le mien).
On remarquera que c’est uniquement à partir de cette notion de pouvoir que l’on pourra éventuellement voir dans la propriété un « droit », ce dernier signifiant justement la capacité d’accorder à quelqu’un un pouvoir quelconque sur un être quel qu’il soit (objet, être vivant ou personne humaine) même si ce pouvoir ne relève pas uniquement de la force brute. Ainsi, un enfant a des droits sur ses parents ; et sa capacité d’exercer ses droits ou de les faire respecter n’émane nullement de son pouvoir direct (sa force physique) mais du pouvoir indirect qui lui est conféré par la société au travers d’un système juridique énonciateur des droits. C’est donc le pouvoir réel de la société qui fera le pouvoir virtuel de l’enfant et qui lui donnera le nom de « droit ».
Sur le plan anthropologique, on constate que le lien entre la notion de propriété et celle de pouvoir élargit ainsi son champ bien au-delà de la seule relation commerciale : ce lien est à la fois universel sur le plan humain et capable de s’exprimer tout autant dans des modalités affectives et archaïques (symboliques) que dans des modalités rationnelles, éthiques, juridiques ou politiques.
Quelques critères épistémiques et anthropologiques
Toutefois, avant de préciser la définition de la propriété en tant que rapport de pouvoir, j’ajouterai deux hypothèses que je considèrerai comme des postulats de départ pour la suite de cette étude.
La première est de nature épistémique. Elle affirme que l’intérêt porté par les êtres humains pour l’objet matériel en tant qu’objet est une acquisition tardive et extrêmement abstraite. L’être humain ne s’approprie réellement des objets en tant qu’objets que dans des époques supérieures de son évolution intellectuelle.
Si l’on veut penser la propriété d’une manière qui soit compatible avec l’évolution conceptuelle de la pensée humaine, il serait plus réaliste d’imaginer qu’au tout début de son développement, et indépendamment de sa lutte contre une nature hostile pour assurer sa survie, l’être humain ne s’intéressait en priorité qu’à l’être humain. Ses comportements, y compris lorsqu’ils étaient médiatisés par des objets matériels, ont donc dû pendant longtemps n’exprimer que des relations interhumaines bien avant d’atteindre un stade où l’intérêt de l’individu se tourne vers un objet en tant que tel. Cette règle apparait également dans la forte anthropomorphisation primitive des forces de la nature. Transformer ces dernières en « esprits » ou « divinités » permettait de s’en rapprocher en les faisant ressembler à soi.
Dire que dans les sociétés premières, il existe une appropriation des objets familiers, serait donc un anachronisme, en flagrante contradiction avec ce que l’on sait de l’histoire du développement conceptuel de la notion d’objet. Un être humain immergé dans un collectif ne possède pas d’objets à titre privatif car l’idée de l’objet (séparé de ses significations symboliques ou utilitaires collectives) n’a certainement pas vu le jour avant l’avènement du premier millénaire avant J.C. …ce qui ne veut pas dire non plus qu’il élabore consciemment une appropriation collective, fondée sur la mise en commun des propriétés de chacun et de tous. Cet idéal, lui aussi, émane de l’époque grecque et on en retrouve les principales traces dans la République de Platon.
La seconde hypothèse est anthropologique. Je poserai comme acquis le fait que l’être humain est un collectif bien avant d’être un individu et que l’individuation est une invention tardive de la rationalité. Les sociétés humaines – du plus grand État au plus petit gang – ont été, et sont encore, majoritairement des sociétés « holistes », c’est–à-dire des sociétés puissamment intégrées et hiérarchisées, même lorsque la modernité les a fortement fractalisées. La place de chacun lui est assignée dans un ordre social d’autant plus puissant qu’il est sacré et inviolable (5).