L’empire romain, quant à lui, érigeait la notion de dominium en un analogue de l’appropriation totale d’un lieu et de tout ce qu’il contient avec néanmoins une réserve essentielle : le dominium constituait la légitimation du pouvoir total des patres non seulement sur une terre et ce qu’elle contient (ceci n’advient d’ailleurs qu’au cours de l’évolution de l’empire romain), mais surtout sur toutes les personnes qui font partie du groupe, famille, femmes, enfants et esclaves.
Le fait que le chef de clan avait – par la loi – droit de vie et de mort sur ses gens, implique automatiquement que la notion de propriété dans le droit romain n’est en rien proche de notre propriété individuelle. Bien au contraire, elle ressemble à s’y méprendre avec la coutume de la possession par la seule force physique et pourrait bien n’être qu’une légitimation d’un état de fait qu’il aurait été extrêmement difficile de remettre en question dans l’Antiquité gréco-romaine. D’ailleurs, le nom qui la qualifie est significatif de sa portée, le droit romain distinguant entre le dominium et la possessio, capacité d’usage d’un bien sans pour autant avoir un pouvoir total sur lui.
Il est important de remarquer que le dominium, dont le privilège se limitait aux seuls citoyens romains, ne tenait compte de l’individualité du pater familias en tant que tel que par commodité. Le dominium était en réalité la propriété d’une famille, d’un clan, dont le chef représentait uniquement la part émergée de l’iceberg comme dans toute hiérarchie tribale banale.
L’avènement de l’individu éthique dans le monothéisme
Le monothéisme en général – et, en Europe médiévale, le christianisme en particulier – est venu poser crucialement la question de la domination des êtres humains, que ce soit sur la terre dans sa totalité ou que ce soit sur une parcelle de cette entité qui appartient – selon lui – à Dieu, par définition.
L’un des premiers commandements adressés par Dieu aux hommes, « tu ne tueras point », refuse définitivement d’accorder la moindre légitimité au droit de vie et de mort sur quiconque : esclave, femme ou enfant. D’un droit commun, la possession, en tant que pouvoir de vie et de mort sur les autres, se transforme en un interdit qui ne réussit cependant pas à libérer totalement femmes, esclaves et enfants, de la possibilité de l’appropriation.
C’est donc seulement grâce à l’arrivée politique du christianisme dans l’empire romain, que l’idée qui consiste à affirmer la maîtrise totale du chef de famille sur le reste de son groupe commence à tomber en désuétude.
Il est important de tenir compte de cette avancée, apportée par le monothéisme qui, de par sa nature strictement éthique, est cependant en général totalement incapable de jouer un rôle quelconque dans l’usage de la propriété en tant que relation de pouvoir – à finalité de commerce ou d’échange – entre individus ou groupes.
Certes, il est possible d’affirmer que le monothéisme accrédite indirectement l’idée de la propriété (celle des objets meubles ou celle du foncier) au travers du commandement « tu ne voleras point » et en légitimant l’héritage. Mais, si l’interdiction du vol autorise implicitement l’accès à la propriété, elle ne la légitime pas pour autant. Cependant, en construisant une définition nouvelle de l’être humain (en particulier dans son rapport à son prochain), il interdit de facto la possession, ouvrant ainsi la porte à une notion de propriété dans laquelle se trouve profondément intégrée une dimension éthique de la responsabilité individuelle.
Deux sortes de propriétés sont explicitement présentes dans les Écritures, celle de la Terre entière, donnée universellement à l’être humain (le domaine de Dieu), en tant que lieu de vie, par définition provisoire et, d’autre part, celle de la capacité de travail de chacun, universellement décrétée par le commandement enjoignant à Adam de gagner sa vie à la sueur de son front.
L’être humain en tant qu’individu-susceptible-de-capitaliser est bel et bien né dans ces quelques phrases qui permettent à chacun de devenir le propriétaire de sa seule force de travail, une force de travail qu’il peut vendre (pour ce qui concerne la sienne), tout autant qu’il peut l’acheter (quand il s’agit de celle des autres). Ce travail amènera des biens, et ceux-ci peuvent ensuite être hérités selon des lois précises.
On voit ici que le principe éthique qui régit – sans jamais réellement entrer dans les détails – la question de la propriété donne à chacun à la fois un droit minimal, la propriété de sa propre force légitimée universellement par un commandement divin. Ce droit consiste en fait en une interdiction de la propriété sur autrui, puisque la seule chose que l’on devrait pouvoir acheter chez quelqu’un d’autre est sa force de travail et non son existence physique totale.
En admettant implicitement l’existence d’une propriété polymorphe, et en limitant à la force de travail l’unique propriété intrinsèque à l’être humain individuel, celle qui entre autres possède la justification suprême de participer à l’élévation de l’homme à la dignité d’homme, le monothéisme tentait de régler les problèmes liés aux pires démesures que l’idée de possession avait entraînées.
L’un de ceux-ci – et non des moindres – était celui du don ; ce dernier, nous l’avons vu, est capable d’entraîner les hommes dans une surenchère d’offrandes (adressées aux dieux et aux hommes) et de leur faire ainsi commettre les pires horreurs.
La signification du don a dû être changée de fond en comble : d’acte de prestige il devient discret ; de choix d’apparat, il se transforme pour le judaïsme et l’islam en un impôt sèchement calculé et strictement destiné aux nécessiteux ; alors qu’il émanait dans la logique tribale d’une volonté de mettre l’autre au défi de répondre, il est transformé en une expression discrète de charité « gratuite ».
Propriété et féodalité
Mais le monothéisme strict échoue face à une logique tribale toute puissante, faite de relations collectives de pouvoir et de domination. Malgré le christianisme « ambiant », la société féodale en Europe est si caractéristique de la sophistication atteinte par la notion de propriété/possession en tant que pouvoir qu’elle peut se définir à partir d’elle.
La conception féodale de la propriété est en effet universelle et on la retrouve, presque à l’identique dans de nombreuses sociétés. La féodalité a ceci de particulier qu’elle conçoit la propriété foncière comme une hiérarchisation des pouvoirs sur un domaine quelconque de manière à refléter la hiérarchie des clans qui composent la strate dominante de la société, une hiérarchie qui légitime – en cascade – l’utilisation du domaine en tant que propriété d’une famille ou d’un clan donné.
Un texte absolument fascinant sur ce sujet est le Domesday Book (ou « livre du jugement dernier », un extraordinaire document en forme de livre de comptes datant de Guillaume le Conquérant –1085 – et répertoriant la totalité du patrimoine des îles britanniques). On y voit à quel point la notion de propriété est avant tout un rapport social, une relation entre les différentes hiérarchies de l’aristocratie occupante, une classification qui descend par degrés jusqu’aux occupants derniers des différentes terres, les vilains et les serfs.
Cette forme d’équilibre social instauré par la société féodale est quasi universelle, à partir du moment où les sédentaires s’installent dans des rapports hiérarchiques de pouvoir. En effet, d’une part, on retrouve le même genre de structure dans des sociétés extrêmement différentes des sociétés occidentales, telle que la société japonaise par exemple (4).