L’avènement de la rationalité dans la Grèce antique a produit une pléthore de représentations cosmologiques, mathématiques, métaphysiques, esthétiques. Toutes des représentations! Y compris les distinctions entre être et non-être, entre le vrai et le faux. Pour les grecs de l’antiquité, fascinés par le pouvoir créateur de leur imaginaire et de leur mental, il n’est nulle part question – on l’a déjà dit – d’une quête de l’absolument vrai ou de l’absolument réel. Ou, du moins, si telle quête existe, comme chez Platon par exemple, elle ne revendique jamais d’avoir atteint son objectif. Le pouvoir de représentation est infiniment plus large que ce que nous connaissons aujourd’hui, comme la recherche de la vérité scientifique en tant que stricte adéquation entre le réel et notre discours sur lui.
La représentation, elle, est un exercice qui peut s’étendre de l’appréciation teintée de crédulité ou de scepticisme des mythes et des légendes à celle des différentes métaphysiques. Elle est un exercice de style, avec – pour ce qui concerne les cosmologies ou les cosmogonies – une seule limitation : pour que la thèse soit acceptable (il ne s’agit même pas d’y croire ou non), elle doit impérativement sauver les phénomènes.
Comme le dit Paul Veyne dans « Les grecs croyaient-ils à leurs mythes? », les représentations que les grecs se faisaient ne tombaient pas nécessairement dans la distinction radicale entre le vrai et le faux. Celle-ci ne devait advenir – et prendre toute la place – que beaucoup plus tard.
Le pouvoir de la représentation dans l’imaginaire et dans le monde conceptuel grecs sont tels que le Démiurge de Platon lui-même est décrit dans le Timée comme un dieu-modeleur façonnant le monde dans lequel nous vivons à l’image d’un monde idéal, le Cosmos parfait qui n’existe que dans le monde des Formes. Ici aussi, comme partout dans la pensée grecque, la représentation est une condition prioritaire à toute forme de discours ou d’expression. Sa valeur est en elle-même, en sa propre cohérence et en sa capacité à ne pas trop s’éloigner de la condition qui l’a fait venir au monde : donner une image, non pas aussi fidèle que possible sur le plan descriptif, mais aussi acceptable que possible pour des esprits qui tentent de se défaire du poids des traditions et de l’immobilisme intellectuel, si caractéristique des sociétés premières, cet immobilisme – on y reviendra – qui est l’un des traits les plus visibles de la logique tribale enfermée dans ses hiérarchies et dans son sacré omniprésent. L’esprit grec ne vise pas la vérité; encore balbutiant et peu assuré, il cherche avant tout la liberté.
Cependant, avant d’étudier d’un peu plus près les créations conceptuelles grecques et afin de mieux en comprendre le fonctionnement, il est essentiel de revenir sur les deux principes de méthode fondateurs de cette radicale nouveauté, la pensée rationnelle : le principe de raison suffisante (auquel on reviendra dans un prochain chapitre) et le tiers exclu, ici. Dans une étape suivante, il nous faudra tenter de décrire la révolution opérée par ces deux principes et ses conséquences sur l’émancipation par rapport aux systèmes tribaux. Nous repartirons ensuite de l’avant, dans l’analyse des principaux systèmes philosophiques inventés par les grecs.
La raison – qui n’est jamais qu’un principe de méthode – est toujours affaire de limites. Mais pas n’importe lesquelles ; il s’agit en fait uniquement de limites mentales, imposées à la pensée par elle-même, qu’elle opère sur des concepts ou sur des images. En effet, la méthode rationnelle ne peut fonctionner sans mise en ordre des objets sur lesquels elle agit. Cette mise en ordre impose une révision des concepts ou des images, leur classification (en succession de temps ou de lieu) et, surtout, la délimitation du champ opérationnel au sein duquel elle peut agir. C’est pour cela que le holisme de l’être total – pour lequel tout est dans tout, rendant l’ensemble absolument stable – et le devenir – pour lequel, par essence, aucune stabilité, même provisoire, n’est possible – sont antinomiques avec la méthode rationnelle.
Confrontée à un domaine qu’elle ne peut définir (soit parce qu’il est trop indéterminé, soit parce qu’il est surdéterminé), elle perd tous ses moyens d’analyse et de synthèse.
Mais il est également important de préciser en quoi il s’agit uniquement de limites mentales et non de limites imposées à l’action. Dans la démarche rationnelle, l’action succède toujours à la réflexion. Certes, en l’absence de toute limite éthique – et les grecs sont bien placés pour le savoir – l’être humain, individu ou société, se comporte en vertu d’une hubris illimitée. Et pourtant cette hubris n’a aucune signification, aucune efficacité, dès qu’on la transpose en sens inverse dans le monde intellectuel : bref, alors que l’irrationnel humain est difficilement limitable autrement que par des interdits, des tabous, etc. une pensée dénuée de limites qu’elle se fixe à elle-même peut à peine exister. Et c’est cette même notion de limite qui fait toute la puissance des conséquences de la pensée rationnelle. En effet, une pensée qui s’impose à elle-même et des limites et des principes de méthode est forcément une pensée réflexive. Or, une pensée réflexive est forcément individuelle. La rationalité naît de l’individuation…ou lui permet de naître. En d’autres termes, il n’existe pas de rationalité sans individuation; il n’existe pas d’individuation sans rationalité et – conséquence logique et inéluctable – il n’existe pas de pensée rationnelle collective!
La notion même de contrainte amène avec elle les principes qu’Aristote, bien après que la rationalité ait entrepris son travail d’individuation, tente avec beaucoup de peine d’expliciter:
– le principe d’identité : a ne permet d’affirmer que a, il ne peut dire non a. Exemple, un arbre se définit comme un arbre, il ne peut être qualifié non-arbre, de poisson ou de nombre. De même, noir est défini comme noir et blanc comme blanc.
– le principe de non contradiction : il est nécessaire – dans le but de la cohérence du discours – de ne pas avoir a et non a en même temps. Ainsi, il est impossible qu’une chose soit dite à la fois noire et non-noire et un animal ne peut être décrit en même temps comme mort et vivant (non-mort), sain et malade (non-sain) etc.
– le principe du tiers exclu : dans certaines circonstances – et cette fois afin que le discours rationnel soit possible – il est nécessaire de postuler une alternative stricte. Il faut choisir. Dans ces cas, le discours doit se limiter à une seule alternative (ex. dans l’ensemble des nombres entiers, un nombre doit être soit pair soit impair). Il est impossible d’exprimer une troisième alternative: le tiers, la troisième possibilité, est exclue. Dans ce cadre très précis, il ne peut exister des nombres à la fois pairs et impairs, pas plus qu’il ne peut exister des nombres ni pairs ni impairs.
Cette forme de postulat est essentielle pour construire aussi solidement que possible un discours rationnel. Elle ne dit pas que cette alternative est nécessairement et absolument vraie, elle dit seulement que – afin que le discours présent soit possible – on se propose d’adopter un axiome et de développer un discours rationnel à partir de lui. On peut ainsi fonder l’ensemble des nombres rationnels (les entiers et les décimaux finis ou fractionnables) sur le principe qu’ils sont soit pairs soit impairs. Dans ce cas « pair » et « impair » sont non seulement contraires, mais aussi mutuellement exclusifs. Il n’est pas possible de qualifier un nombre selon les deux modalités à la fois.
On peut tout de suite constater que le principe du tiers exclu en tant que principe de méthode n’a rien de dogmatique. En fait, il a suffi de découvrir la possibilité de démontrer que certains nombres (les irrationnels) sont à la fois pairs et impairs pour les situer d’emblée en dehors de l’ensemble précité des rationnels….et pour en construire aussitôt un autre, avec des propriétés et des délimitations différentes. La réfutation d’une exclusion particulière n’entraîne pas la défaite du principe, elle entraîne uniquement son déplacement vers un champ différent, souvent plus large.
Si j’ai tant insisté au préalable sur la question de la représentation, c’est précisément pour faire comprendre le mécanisme d’utilisation du tiers exclu, condition sine qua non de l’existence de la méthode rationnelle. En effet, un système rationnel est forcément hypothético-déductif. Il peut ne rien dire à propos du monde, comme les mathématiques par exemple. Il peut ne s’adresser qu’à un domaine précis et formidablement étroit (comme celui du rôle du citoyen dans la Cité par exemple), mais il ne peut se passer d’un postulat absolument tranché. Vous ne voulez pas de ce postulat? Qu’à cela ne tienne! Il vous suffira d’en poser un autre et – pourquoi pas – l’exact opposé du premier. La raison est, a priori, indifférente au postulat posé, pourvu que la cohérence et la non-contradiction de ses conséquences soient respectées. C’est ainsi que l’on peut construire des systèmes entièrement rationnels, les uns fondés sur l’existence de Dieu et les autres sur sa non-existence. Mais aucun système rationnel ne peut affirmer, en même temps, que Socrate est mortel ET que Socrate est immortel.
Le troisième principe (tiers exclu) donne l’impression de très fortement ressembler au deuxième (non contradiction), et il est souvent arrivé qu’on les confonde. En fait, la distinction entre le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu est plus topologique que logique : les deux mécanismes ne sont pas applicables aux mêmes endroits. Le principe de non contradiction n’est jamais une donnée axiomatique. Ainsi, dans un conte de fées, on peut parfaitement respecter le principe de non contradiction. Blanche-Neige, par exemple, est décrite comme ayant les cheveux noirs; cela impose que dans le reste de l’histoire ces cheveux ne seront pas blonds; mais rien n’interdit que le même conte soit relaté avec une Blanche-Neige aux cheveux blonds. On n’y a aucune utilisation du tiers-exclu. Par contre, lorsqu’on construit un système – ce qui nécessite de définir les limites dans le cadre desquelles il est opérationnel – alors, il est nécessaire de poser les alternatives qui, si elles étaient réfutées, feraient passer automatiquement à un autre système.
Dans la foisonnante littérature concernant les origines de la logique classique – ou ailleurs – on ne trouvera jamais ces trois principes de la logique aristotélicienne exprimés d’une manière telle que celle dans laquelle j’ai tenté de les écrire. En effet, j’ai soigneusement évité certaines oppositions, comme « est/n’est pas »; « existe/n’existe pas »; « vrai/faux ». La raison en est simple et ses conséquences illimitées : ces oppositions elles-mêmes sont soumises aux trois règles précédentes et l’on ne peut leur donner une primauté sur elles. Les règles parfois si maladroitement exprimées par Aristote ne disent pas nécessairement le vrai et le faux, le réel et le non-réel, l’être et le non-être; elles les disent parmi beaucoup d’autres!
Ceci est absolument essentiel pour la compréhension de la suite. Aristote utilise bien entendu des exemples d’être et de non-être (d’ontologie), de véracité et d’erreur (d’épistémologie), mais ces exemples….ne sont que des exemples. Les bipolarités qu’entraîne l’utilisation du tiers exclu ne sont pas seulement ontologiques (est/n’est pas), épistémologiques (vrai/faux) ou même logiques (a, non-a). De même que dans l’exemple des nombres (pair/impair), la clarté de la distinction est la condition de la délimitation du système. L’application de la règle du tiers exclu sur les nombres entiers autorise la distinction radicale entre les nombres pairs et les nombres impairs. Et le rejet de la règle du tiers exclu dans un champ particulier donné, comme celui qui implique par exemple qu’une racine carrée est à la fois paire et impaire, ce rejet établit un autre système, un nouveau champ de conceptualisation, celui des nombres irrationnels.
La règle du tiers exclu sert donc à définir les limites du cadre extrêmement précis dans lequel un système rationnel particulier est susceptible de s’insérer. Chaque système se limite par un tiers exclu à sa frontière. Lorsque la règle est réfutée, cela peut certes invalider le système originel (s’il s’agit d’une science de la nature fondée sur un postulat observationnel), mais cela permet aussi de construire un autre système qui soit incorpore le premier soit se positionne carrément ailleurs par rapport à lui.
Au cours de l’histoire, et en fonction des aléas de l’évolution des thèses logiques, les règles d’Aristote ont été limitées soit par des normes ontologiques (si a existe, alors non-a n’existe pas), soit par des normes épistémologiques (si a est vrai, alors non-a est faux). En fait, toutes ces limitations sont certes des applications de la règle du tiers exclu, mais elles ne sont pas les seules. Aristote lui-même cite de nombreux autres exemples, dont le célèbre jugement sur la guerre future qui aura, ou n’aura pas lieu. Certains des cas qu’il cite constituent des définitions/limites valables jusqu’à aujourd’hui, comme par exemple l’opposition entre vie et mort (qui reste encore la meilleure définition – la plus précise – du champ biologique).
Toutes les théories scientifiques sont ainsi définies aux limites à partir d’une bipolarité qui respecte la règle du tiers exclu (existence de la pesanteur pour la mécanique newtonienne, invariance de la vitesse de la lumière pour la théorie de la relativité, conservation de l’énergie pour la thermodynamique, etc.). Dans tous les cas, la règle est appliquée de la même manière.
Prenons l’exemple de la relativité d’Einstein. Elle dit ce qui suit : la vitesse de la lumière peut soit varier soit être invariante. Si elle est invariante, alors les conséquences de cette invariance sont telles que la théorie de la relativité est valide. Si elle varie, alors la théorie de la relativité est réfutée. La règle du tiers exclu ainsi appliquée à la limite du système vient dire qu’il n’y a que deux possibilités : la vitesse de la lumière varie…ou elle ne varie pas. Une troisième possibilité est totalement exclue. L’invariance autorise la construction du système, la variance imposerait la sortie du système vers un autre champ de savoir.
Tout le caractère révolutionnaire de l’avènement de la rationalité est résumé dans cette exigence de sortie du système si, pour une raison ou une autre, on décide qu’il n’est pas adéquat. Seul le tiers-exclu permet la négation, seul il permet à chaque, à n’importe quel, être humain, de dire non, de refuser d’adhérer. Il n’est peut-être pas très raisonnable, aujourd’hui, de dire que la théorie de la relativité est fausse, mais le seul fait qu’elle utilise – à sa fondation – la règle du tiers exclu, rend possible la sortie du système.
La règle du tiers exclu est le seul garant du caractère hypothétique, a priori, de tout système rationnel. En permettant au système de se construire d’une manière nette, elle permet également d’en voir les limites et, dans un second temps, de choisir de se positionner à l’intérieur ou à l’extérieur du système.
Contrairement aux systèmes mythiques des anciens, non réflexifs, non délimités, tout enveloppants, la règle du tiers exclu, de par sa seule existence, autorise la libération des facultés intellectuelles individuelles. Désormais, il est possible à chacun de construire, comme il l’entend, son système du monde. Mais le poids des traditions est immense et les mathématiciens eux-mêmes, les utilisateurs par excellence de la construction rationnelle, ont eu beaucoup de peine à avancer d’un système à l’autre en sortant des limites des systèmes construits lors des époques passées…pour en construire de nouveaux. On y reviendra!
Je conclus sur un point essentiel à détailler plus tard. La pensée occidentale (grecque et sémitique) est la seule dans l’antiquité à avoir construit et utilisé une règle telle que celle du tiers exclu. Partout ailleurs, on rencontre soit des pensées dualistes (analogue à celle des pythagoriciens, venue sans doute de Perse) qui sont essentiellement fondées sur la symbolique et l’analogie, soit des pensées où les deux principes premiers sont mêlés les uns aux autres. C’est le cas, par exemple, pour la pensée chinoise traditionnelle ou le yin et le yang ont beau être définis différemment, ils demeurent mêlés : il y a du yin dans le yang et du yang dans le yin…ce qui ramène à un système holiste, dont on a vu que la raison (dialectique ou analytique) ne peut faire grand usage. Mais cela aussi, on y reviendra!