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Introduction à la philosophie éthique – chapitre III (2nd partie)

Les principes éthiques du monothéisme

L’ensemble que l’on appelle « religieux » – et à l’intérieur duquel on trouve un mélange de spiritualités diverses, de mythologies, de sagesses etc. – souffre aujourd’hui d’une si mauvaise presse qu’en général, si l’on veut tenir l’attention du lecteur ou de l’auditoire, on a intérêt à ne pas s’aventurer dans l’explication d’un thème s’y rapportant…et ce, d’autant que – dans la majorité des cas – dès que l’on évoque un thème religieux, on se confronte au soupçon du prosélytisme.

Un deuxième point discrédite totalement le discours sur le monothéisme, c’est le manque de circonscription stricte du domaine. Il est en effet l’unique système fondé certainement sur une méthode rationnelle (ne serait-ce qu’en raison de son universalité et de l’abstraction de ses concepts) dont on mélange à ce point les éléments rationnels avec tout ce que l’histoire a charrié comme irrationalités diverses.

Si l’histoire du monothéisme charrie une quantité impressionnante de désinformations, de mauvaises traductions, de folklore, etc. elle n’est pas seule dans cette situation quoique l’absence de méthodologie concernant ses classifications touche aux extrêmes. Certes, l’histoire de la philosophie (et celle de la pensée grecque en particulier) sont restées passablement à l’abri d’une telle confusion (quoique la pensée présocratique, par exemple, fut utilisée par les philosophes de toutes les époques de manière parfois outrageusement tendancieuse pour confirmer leurs propres théories).

Mais la science souffre d’une manière analogue, quoique moins virulente, de la confusion entre ses données factuelles ou hypothétiques et des irrationalités patentes: il n’y a qu’à voir, par exemple, les mixtures élaborées dans les esprits peu rigoureux entre science et science-fiction, entre idées scientifiques et idées ésotériques ou – plus prosaïquement – entre les acquis scientifiques sur les plans diététique ou médical et les hypothèses fantaisistes qui foisonnent plus particulièrement dans ces deux domaines.

Afin d’éviter de prolonger le discours sur le monothéisme (judaïsme, christianisme, islam), donnant ainsi l’impression que je prêche pour une quelconque paroisse, je me limiterai dans ce qui suit à un rappel des principaux concepts qui en proviennent et dont on ne peut faire l’économie dans n’importe quelle analyse des fondations de l’éthique.

1 – La rupture entre éthique et société
En invoquant une divinité unique, absolument non-locale (transcendante), et en exigeant l’allégeance à elle seule, le monothéisme se positionne d’emblée au-delà des valeurs culturelles et sociales, celles-là mêmes que la pensée éthique grecque a adoptées en raison de la priorité qu’elle a donné à l’idéal collectif (politique) du bien-être de la Cité. Le monothéisme détache vigoureusement l’être humain de son collectif et le considère dans une isolation totale, en tant qu’un individu singulier, dont le comportement ne peut être libre que s’il réussit à se défaire des contingences imposées à lui par les contraintes de son groupe. L’universalité se manifeste ici dans la prise de position en faveur d’une origine unique de l’humanité et d’une valeur identique pour chaque personne humaine en tant qu’humaine; les humains diffèrent en fonction de leurs éthiques respectives mais non selon leurs appartenances.

2 – La volonté, en tant que distincte du désir
Il s’agit là, sans doute, de l’une des principales contributions du monothéisme à la réflexion éthique. Pour Aristote et les grecs en général, la volonté était une catégorie du désir, une forme au second degré qui viendrait de temps en temps empêcher l’action émanant d’un désir banal, impulsif, pour la remplacer par une action peut-être un peu plus réfléchie, mais qui serait fondamentalement de même nature que la première. Cette universalité du désir, chez les Grecs, était tout à fait logique dans un contexte d’immanence, où l’être humain fait intégralement partie de la Nature: ses actions doivent donc toujours être réductibles à des principes psychologiques, permettant leur explication par des règles causales, sans lesquelles aucun savoir ne serait possible.

Dans le monothéisme, le point de vue est tout autre. Pour lui, c’est le vouloir qui vient en premier et qui détermine – dans un second temps – la méthode, l’objet et le résultat du savoir. En d’autres termes, alors que pour les Grecs, l’éthique se doit elle aussi d’être scientifique, dans le monothéisme, c’est la science qui est conditionnée par l’éthique et non l’inverse. L’éthique est ainsi rendue prioritaire car l’existence de la volonté de l’être humain – en tant que capacité de surmonter n’importe quel désir – est le postulat de base sur lequel repose cette conception de l’homme.

3 – La primauté de l’intention sur l’action
Si l’éthique n’est pas affaire de savoir, si – en fait – elle n’est qu’une affaire de vouloir, alors cela signifie forcément qu’il est impossible de connaître le bien et le mal dans un rapport d’objectivité analogue à celui de la connaissance scientifique. Connaître le bien et le mal, être capable d’en juger, deviennent des capacités surnaturelles (que seul Dieu possède). « Je fais le mal que je ne veux pas et je veux le bien que je ne fais pas ». Cette phrase de Saint-Paul résume un moment essentiel de la pensée monothéiste: une connaissance éthique, en tant que capacité de distinction entre le bien et le mal, est impossible. Il n’existe aucune ontologie du bien et du mal en dehors de la volonté humaine. Il n’existe aucune manière de contrôler les conséquences à long terme – bonnes ou mauvaises – de l’action humaine, que ce soit la meilleure ou la pire.

Mais comment agir dans ce cas? Le monothéisme possède lui aussi son Absolu, l’intention, qui est le seul critère objectif pour l’évaluation d’une action. L’être humain qui s’intéresse à la qualité éthique de ses actions ne peut en effet que se retourner vers sa propre conscience, cette petite voix qui, certes, ne lui dira jamais si ce qu’il fait aboutira à terme au bien ou au mal, mais qui l’informera en toute intimité que ce qu’il fait émane d’une intention bonne – bienveillante – ou d’une intention mauvaise.

La vérité elle-même, ce concept sacro-saint de la pensée grecque qui veut que ce qui est vrai doit nécessairement être bon, est mise en question. Une vérité peut ne pas être bonne (à dire), si l’intention qui conditionne son expression ne l’est pas. Ce principe est exprimé très joliment par Saint François de Sales: « une vérité qui n’est pas charitable est une charité qui n’est pas véritable ».

On remarque dans ce cas que l’éthique fait soudain une bifurcation imprévue, si l’on tient compte de l’enchainement des démarches précédentes. Elle n’est plus une question de faire ou de connaître le bien ou le mal, elle devient une question de vouloir le bien ou le mal. Avec à la clé ce paradoxe terrible que l’on peut vouloir le bien et faire le mal ou inversement.

Or qui dit intentionnalité, dit aussi volonté mais aussi liberté. Intentionnalité-volonté-liberté sont donc le triptyque axiomatique posé par le monothéisme comme étant le seul point de vue qui vaille pour instituer l’être humain, c’est-à-dire lui donner le privilège et le fardeau de la responsabilité de son futur…et de celui de l’environnement dans lequel il vit.

 

Les conséquences de cette logique

Elles sont immenses. D’une part, le monothéisme oblige ainsi à l’humilité en autorisant à décliner toute responsabilité qui irait bien au-delà de ce qui peut humainement entrer dans le cadre du savoir et du pouvoir de chaque individu et qui serait telle qu’elle annulerait à la longue la moralité de n’importe quel comportement, aussi neutre ou même aussi bienveillant qu’il ait voulu être au départ.

En particulier, il permet de rejeter la tendance naturelle dans les logiques collectives, qui voudrait charger sur les uns la responsabilité de ce qu’ont fait d’autres dans les générations passées, comme si le Mal, retrouvant son essentialité mazdéenne, devait se porter comme un marqueur indélébile, liant d’une part verticalement le père à ses enfants ou l’ancêtre à l’ensemble de son clan ou, d’autre part, horizontalement enclenchant la vendetta contre tous ceux qui appartiennent à la communauté de celui par qui le mal est arrivé.

Par ailleurs, en mettant le poids de la responsabilité morale sur les épaules de chaque individu séparément, le monothéisme interdit tout jugement moral de nature collective. De même qu’il n’existe ni forces du bien ni forces du mal, le Mal n’est pas héréditaire et nul n’est responsable des actes de ses ancêtres. Ceci ne signifie pas que la sévérité est moindre, bien au contraire. Non seulement chacun est entièrement responsable de l’intention avec laquelle il a entrepris ses propres actes, mais en plus, il est responsable de ses propres intentions même s’il n’est jamais passé à l’acte ou si les circonstances extérieures ont interdit le passage à l’acte: ainsi, celui qui se dirige vers un magasin avec l’intention de voler est un voleur même si le vol a été empêché, par exemple du fait que le magasin était fermé.

Ce qui nous amène à une ultime conséquence fondamentale de l’éthique monothéiste: celle de la distinction entre un système éthique (individuel) et un système juridique (collectif). La justice humaine ne peut que juger les actes, l’éthique a une portée de loin plus grande. Elle est l’œil de la conscience (en termes monothéistes, un rapport entre l’homme individuel et Dieu), une capacité de jugement qui s’impose à chaque instant, à chaque action et qui, cependant, prend une autonomie quasi complète par rapport à l’action.

En résumé,
– à chaque fois où un système éthique traite de l’être humain en tant qu’individu singulier (indépendamment du collectif auquel il appartient),
– à chaque fois que cet être singulier est considéré comme libre et doté d’une volonté et d’une intentionnalité à partir desquelles il est possible d’émettre des jugements sur les raisons de ses actions,
– à chaque fois où l’éthique individuelle refuse de plier sous le poids des lois sociales,
– à chaque fois où la liberté et la dignité de l’individu sont considérées comme des principes fondamentaux (indépendamment de la liberté ou de la dignité des sociétés ou des états),
… alors vous pouvez être certains que le monothéisme est passé par là et ce, même si l’auteur de ces idées se présente comme athée.