Analyse rapide de « La Condition Postmoderne » de Jean-François Lyotard – Les Editions de Minuit, 1979
Une histoire…à dormir debout !
Il était une fois un philosophe français de renom qui s’appelait Jean-François Lyotard.
Un jour, “le Conseil des Universités du Québec” lui commanda un rapport sur l’état des sciences et des technologies en lien avec la culture. Le philosophe en question ne connaissait rien aux sciences et aux technologies, mais ceci ne le gêna nullement dans son entreprise. Il présenta donc son document, intitulé La condition postmoderne : un rapport sur la connaissance en 1979. Dans ce rapport, le philosophe introduisit la notion de postmodernité, la définissant comme annonçant la fin des grands discours (ce qu’il appelle les méta-narratifs) issus de la pensée des Lumières. Pour lui, la science et la technologie – avec leur idée de progrès, de recherche et d’acquisition de vérités universelles – étaient arrivées au bout de leur aventure, une aventure qui a entraîné dans son sillage, toujours selon notre philosophe, des guerres, des violences et des dogmatismes en tous genres. A la place du grand discours unifié de la science et de la technologie, se retrouveraient désormais une multiplicité de petits narratifs, sans nulle prétention à l’accession à une vérité unique. Ainsi, le grand méta-narratif de la science et de la raison en serait venu à se détruire lui-même et à laisser la place à une multiplicité éclatée de relations entre savoir et pouvoir, fondées sur la cybernétique, la théorie des jeux ou l’informatique financière. Ce faisant, le programme scientifique des Lumières perd toute la crédibilité qu’il a tenté d’imposer aux dépens du discours « narratif », celui des non-scientifiques, des sauvages, des primitifs (cf. analyse de texte jointe).
Le succès du livre fut foudroyant. Aux États-Unis en particulier, puis de plus en plus en Europe, on y vit le fondement d’une nouvelle façon de voir le monde, basée sur des discours contradictoires, qui ne prétendent plus décrire le réel d’une manière monolithique. On y perçut également une critique lapidaire et globale de l’ « Occident impérialiste », comme si tout ce qui se passait en Occident relevait forcément de l’impérialisme. On y chercha et on y trouva une attaque massive sur la légitimité de la science, une affirmation radicale de sa nécessaire politisation, dans son rapport à la vérité et au pouvoir.
Les intellectuels, mais aussi les jeunes, ainsi que les membres des différentes communautés (ethniques, ex-colonisés, féministes, homosexuels, etc.) y virent même une affirmation morale du fait que toutes les valeurs sont équivalentes et donc qu’il devenait nécessaire d’aboutir à un nivellement définitif de l’arrogante pensée occidentale (riche, blanche, colonisatrice et portée sur l’énonciation soi-disant universelle de ses vérités et de ses valeurs).
Bien entendu, les scientifiques – dans les sciences dites dures, mathématiques et sciences expérimentales – résistèrent fortement à cette interprétation de leurs activités, même si certains acceptèrent la vision postmoderne pour toutes les formes de « discours » – y compris scientifiques…sauf les leurs. Certes, quand on fait de la recherche dans les sciences « dures », il n’est guère évident de se plier aux accusations portées par les postmodernes. D’une part, même si de nombreux scientifiques se sont fossilisés dans leurs thèses favorites, la science en elle-même n’a jamais été dogmatique (difficile d’être dogmatique et de faire avancer la recherche), d’autre part, la science ne voit pas d’un très bon œil le relativisme (difficile de dire, par exemple, que l’association entre diabète et manque d’insuline est une théorie qui en vaut une autre).
Les scientifiques savent très bien que les grandes théories structurantes peuvent changer avec l’avancement des connaissances, mais qu’il existe aussi une foule de connaissances légitimes, fondées sur des expérimentations maintes fois recommencées ou sur des évidences logiques ou mathématiques. Leur pratique de la résistance que leur impose souvent le Réel leur a montré, a contrario, qu’il arrive à la recherche de découvrir ce qui est en adéquation parfois totale, parfois hautement probable, avec le monde. En bref, les scientifiques (essayer si possible de résister à l’usage du terme « communauté ») ne se perçoivent pas comme produisant un discours qui se limite à être une interprétation même s’il est parfois interprétatif (les scientifiques diraient plus précisément, hypothétique). L’ambition de la science est plus grande. Elle cherche à ce que son discours soit une explication, c’est-à-dire un discours en adéquation aussi parfaite que possible avec ce qu’il représente. Les connaissances accumulées sont légions : la Terre est bien ronde, elle tourne bien autour du Soleil. L’eau est bien composée d’hydrogène et d’oxygène, le moteur perpétuel et la quadrature du cercle sont bien des impossibilités.
Le regard des scientifiques est donc resté parfois goguenard, parfois perplexe, face à la montée de la pensée postmoderne, en particulier dans les sciences humaines et sociales. Certains en ressentirent parfois une certaine jubilation, car le post-modernisme venait à point calmer les ardeurs de certains scientifiques trop portés vers le positivisme, ou le réductionnisme ou tout simplement fanfarons. Cependant, il était difficile pour qui est habitué à la précision et à la rigueur de la science, de voir utiliser à tort et à travers des notions scientifiques mal digérées, portées aux nues ou carrément « déconstruites ». Un physicien énervé, Alan Sokal, décida même de se lancer dans un canular qui lui acquit une célébrité à laquelle il ne se serait sans doute guère attendu.
Malheureusement, ce scepticisme ne fut pas suivi par la majorité des philosophes, sociologues, etc. Alors que certains continuaient à défendre le réalisme et la véracité sinon de tout ce que dit la science mais en tout cas d’une bonne part qu’il convient de ne pas négliger, d’autres ont trouvé dans le postmodernisme le moyen de donner une légitimité à leurs propres groupes (clans, chapelles) de chercheurs ou, plus discutable, le moyen de porter un regard critique sur la science et la technologie au nom d’une morale relativiste que certains scientifiques, généralisant à outrance leurs propres théories, ont d’ailleurs contribué à encourager et à mettre en place. Toutes les communautés revendicatrices d’une certaine légitimité dans un monde globalisé trouvèrent ainsi dans le postmodernisme un moyen de faire entendre leurs voix et d’accuser les autres de vouloir les dominer et les faire taire.
La pensée postmoderne dans laquelle nous baignons aujourd’hui parfois même sans nous en rendre compte, contradictoire, fluide et mal définie, se caractérise par ce qui suit :
- Il n’y a aucune vérité qui s’énonce comme telle sauf à être dogmatique.
- Le Réel lui-même est discutable. Certains pensent qu’il existe, mais que les scientifiques sont incapables de l’approcher ; d’autres sont convaincus qu’il n’existe pas en dehors de nos constructions mentales. Dans tous les cas, les scientifiques le construisent (au travers de leurs réseaux et avec des finalités pas toujours louables : recherche d’honneurs, de financements, etc.)
- Toutes les formes de discours (mais pas ceux des postmodernes eux-mêmes !) doivent être révisés selon la modalité du soupçon. Ils sont tous l’expression d’un rapport de pouvoir (blancs-gens de couleur ; hommes-femmes ; riches-pauvres ; experts-ignorants, etc.).
- Toutes les notions qui se prétendent universelles sont en réalité des constructions. Le constructivisme autorise la déconstruction. La seule démarche honnête est donc de déconstruire (bien entendu sans préciser à partir de quelle autre construction la déconstruction se passe !).
- Enfin, aucun « discours » ne possédant une légitimité en soi, tous les discours sont parfaitement légitimes, ne serait-ce que par respect pour les gens qui les portent.
L’ironie de mon histoire est que, alors que le monde intellectuel (et quelques autres) se noie désormais dans le verbiage de la pensée postmoderne – petite-fille de la sophistique, que Socrate et Platon ont subie et ont combattue toute leur vie – alors que la science et la technologie restent les dernières poches de résistance – mais elles ne peuvent faire autrement, c’est dans leur nature – défendant des vérités, des universalités (sans pouvoir ni vouloir prétendre atteindre à l’absolument Vrai et à l’absolument Universel qui ne font d’ailleurs pas partie de leur programme), Jean-François Lyotard, lui, aurait tranquillement changé d’avis et regretté profondément d’avoir publié…ce qu’il a publié (témoin cet extrait de Wikipedia).
The Postmodern Condition was written as a report on the influence of technology on the notion of knowledge in exact sciences, commissioned by the Québec government. Lyotard later admitted that he had a ‘less than limited’ knowledge of the science he was to write about, and to compensate for this knowledge, he ‘made stories up’ and referred to a number of books that he hadn’t actually read. In retrospect, he called it ‘a parody’ and ‘simply the worst of all my books’. Despite this, and much to Lyotard’s regret, it came to be seen as his most important piece of writing.
Traduction : “La condition Postmoderne” est un ouvrage qui a été écrit comme un rapport pour le Gouvernement du Québec, concernant l’influence de la technologie sur la notion de connaissance dans les sciences exactes. Par la suite, Lyotard a admis que sa connaissance de la science à propos de laquelle il devait écrire était « plus que limitée », que pour compenser ce manque de connaissance il avait « fabriqué des histoires » et fait référence à nombreux ouvrages qu’il n’avait pas lus. En rétrospective, il a qualifié ce livre de « parodie » et considéré qu’il s’agissait « simplement du pire livre que j’ai écrit ».
Malgré cette autocritique de l’auteur, le livre a fini par être considéré comme son œuvre la plus importante.
Pourquoi ce succès ? C’est ce qu’il nous reste encore à réfléchir et analyser.