L’histoire du déluge dans la Genèse occupe près de quatre chapitres. Comme ce découpage est conventionnel et donc arbitraire, j’ai choisi d’indiquer les chapitres discrètement en tête de paragraphes sans leur donner de titres, ce qui permettra ainsi de voir la continuité du narratif et ses répétitions (dont la rhétorique – en parallèles et en chiasmes – est clairement sémitique). Comme souvent dans la logique générale des textes monothéistes, ces répétitions sont intéressantes …surtout par ce en quoi elles diffèrent.
Cependant, avant d’entrer dans le texte, un avertissement s’impose. Le texte mésopotamien peut avoir amusé ou ému le lecteur. Le texte biblique n’est plus dans cette même catégorie d’une lecture de distraction et d’émotion. N’oublions pas en effet que le texte biblique se présente à nous comme réfutant l’erreur et le mensonge. Avec cette prise de position présente à l’esprit, il nous est donc impossible de nous contenter de hausser les épaules face aux invraisemblances du texte ; il est essentiel d’en rechercher les enseignements.
Car c’est en raison de ces invraisemblances que nous appliquons la règle du soupçon sur le texte en nous disant que tant d’invraisemblances ne peuvent que réfuter la prétention du texte à énoncer du sérieux. Et c’est là que se trouve l’erreur qui consiste à lire le texte biblique avec la grille rationnelle grecque du savoir, alors qu’il doit se lire au travers de la grille tout aussi rationnelle (mais monothéiste) du vouloir.
En d’autres termes, ce texte n’a aucune prétention à dire des vérités géologiques, climatologiques ou biologiques. Sa fonction est de dire à l’être humain quelque chose qui le concerne, et qui concerne ses relations avec les autres créatures ainsi qu’avec Dieu. Le message du monothéisme – que le déluge ait réellement eu lieu ou non – transcende la réalité factuelle et la néglige. Ce n’est pas elle qui pose question, mais uniquement la prise de conscience humaine du statut de l’être humain. C’est là que se situe la volonté d’être, tant ontologique, qu’épistémique qu’éthique.
Dans ce qui suit, je tâcherai de montrer comment cette grille du vouloir fonctionne sur cet exemple précis. Gardons cependant présent à l’esprit que le texte ci-dessous nous dit quelque chose non seulement par ce qu’il exprime, mais aussi par ce qu’il omet de dire. Les silences (par rapport aux textes mythiques) sont ici aussi importants que les discours.
1/ Commentaire
Le postulat de départ est annoncé : les êtres humains (tous descendants d’Adam) sont universellement pris dans l’engrenage du mal et Dieu décide de les supprimer. Ici, l’important n’est pas tant la décision divine que la cause de cette décision. Que Dieu puisse supprimer des êtres humains qu’il a créés est – sur le plan logique – d’une simplicité enfantine. Reste cependant le problème du pourquoi auquel il était urgent de répondre, surtout au vu des raisons du déluge évoquées dans les mythes des Anciens et que le monothéisme biblique ne pouvait que considérer comme insupportables. Exit donc les bruits humains ou les lubies des divinités. La suppression d’un groupe d’humains dans sa totalité est un thème récurrent dans la Bible et le Coran. Il s’explique toujours par la méchanceté de la totalité du groupe. On retrouve par exemple cette histoire appliquée à Sodome et à Gomorrhe, éliminées pour leur méchanceté sans espoir. Une règle de la pensée monothéiste est que Dieu n’envoie jamais des châtiments naturels au hasard. Ainsi, les victimes de tremblements de terre ou d’éruptions volcaniques ne sont pas des coupables qui méritent châtiment, le phénomène atteignant aléatoirement les coupables et les innocents. Par contre, l’élimination d’un groupe dans sa totalité, une Cité, un peuple ou, comme c’est le cas ici, de l’humanité entière, peut être pris pour un signe de colère divine. C’est un peu comme si le collectif refusant de laisser une place à Dieu en son sein (ne fût-ce que par l’existence d’un seul juste), Dieu en retour refusait de laisser une place à ce collectif sur terre.