Depuis les années 90, mon interrogation principale est la question de la violence. Pourquoi les êtres humains peuvent-ils dans des situations très précises devenir violents ? Je ne m’intéresse pas ici à la violence de l’individu déséquilibré ou ayant lui-même souffert de la violence. Mon interrogation n’est pas de nature psychologique, du moins au premier abord. Je ne parle pas non plus de la violence crapuleuse, celle d’un groupe de braqueurs ou de cambrioleurs, par exemple. Mon interrogation ne relève pas du pénal.
Mon souci est d’essayer de comprendre la violence « légitime », celle de l’être humain « normal », celui qui dans la vie quotidienne ne ferait presque pas de mal à une mouche. Pourquoi, dans quelles circonstances, va-t-il adhérer à la violence, que ce soit celle qui dérape ou celle par laquelle on estime qu’éliminer l’autre ou l’asservir est une bonne chose ? Pour quoi (par quelle motivation, pour quel objet, pour quel désir ou appréhension), l’être humain est-il prêt à participer d’une violence qui parfois peut tourner à l’extrême ?
Le drame est que, pour l’instant, la scène est dominée par une seule théorie : celle du bouc-émissaire de René Girard, exposée principalement dans « La Violence et le Sacré ». Cette réponse, me semble-t-il, est loin d’être satisfaisante. Pour plusieurs raisons :
Ma première hypothèse pour expliquer la violence est en relation avec la tribu. La tribu est une manière anthropologique de nommer le collectif, le clan, la chapelle, bref, l’appartenance (à ne pas confondre avec l’identité). Le premier analyste de l’appartenance a été Ibn Khaldoun, qui voit dans la « assabiyya », le lien organique qui regroupe les êtres humains appartenant à un même clan. Cette « assabiyya » fait à la fois leur force (par la solidarité qui s’exerce entre eux) et leur violence (par l’exclusion qu’elle motive ou encourage à l’égard des autres). Dans « Les Deux Occidents« , j’ai donc essayé d’expliquer les mécanismes profonds de la tribalité et les possibilités d’en sortir selon deux méthodes amenées seulement à partir du développement de la Raison au cours du premier millénaire avant notre ère : la première est l’organisation politique du collectif, et la seconde est la conscience éthique de l’individu singulier, deux formes de rationalité à la fois à prétention universelle et, pour le meilleur ou pour le pire, opposées tant sur le plan ontologique que sur le plan de la méthode. Ce sont ces deux formes de rationalité qu’on retrouve regroupées, dans un syncrétisme contradictoire, par « les droits de l’homme ET du citoyen ». Inutile d’aller bien loin pour constater que les droits de l’un peuvent souvent être antinomiques avec ceux de l’autre !
J’avais ainsi une première grille de lecture, horizontale, atemporelle, de la violence tribale et de sa capacité à susciter des guerres et des conflits dans lesquels les membres de la tribu sont prêts à tuer et à mourir. Je ne renie pas cette grille de lecture, elle est profondément ancrée dans nos modes de comportement et elle a été découverte et redécouverte à de nombreuses reprises par les théoriciens de la psychologie sociale. Les clivages fractalisés entre collectifs me semblaient déjà capables en bonne partie d’expliquer la violence ambiante.
Puis est venu ce paragraphe rédigé par le « Père » du libéralisme, de la « main invisible » et de la « régulation par le marché » : Adam Smith (dans la Richesse des Nations) :
« Les riches, en particulier, sont nécessai¬rement intéressés à appuyer un ordre de choses qui seul peut leur assurer la posses¬sion de leurs avantages. Des hommes d’une richesse inférieure se lient à la défense de la propriété de ceux qui leur sont supérieurs en richesses, afin que ces derniers se lient à leur tour à la défense de leurs petites propriétés. Tous les pasteurs et bergers du second ordre sentent que la sûreté de leurs troupeaux dépend de la sûreté de ceux du grand pasteur ou berger ; que le maintien de la portion d’autorité dont ils jouissent dépend du maintien de la portion plus grande dont jouit celui-ci, et que c’est sur leur subordination envers lui que repose le pouvoir de tenir leurs inférieurs dans une pa¬reille subordination envers eux-mêmes. Ils constituent une espèce de petite noblesse qui se sent intéressée à défendre leur propriété et à soutenir l’autorité de son petit souverain, afin qu’il soit en état lui-même de défendre leur propriété et de soutenir leur autorité. Le gouvernement civil, en tant qu’il a pour objet la sûreté des propriétés, est, dans la réalité, institué pour défendre les riches contre les pauvres, ou bien, ceux qui ont quelque propriété contre ceux qui n’en ont point« .
Adam Smith énonce ici une seconde forme de violence, issue d’un clivage d’une autre nature, celui qui sépare et oppose les riches et les pauvres. Il ne s’agit pas de la lutte des classes, ni de conflits tribaux, même si les maîtres de ce nouveau clivage sont capables de jouer les « communautés » – les tribalités – les unes contre les autres. Son raisonnement, implacable, explique le mécanisme par lequel la richesse et la puissance sont aspirées vers le haut. Contrairement à ce que pensent certains économistes, richesse et pouvoir ne percolent pas vers le bas, ou en tout cas, pas selon une vision de justice sociale. La collusion sociale, psychologique, culturelle, entre les personnes au pouvoir et les personnes qui, du fait de leur richesse (quelle qu’en soit la forme) peuvent exercer un contrôle sur le pouvoir, autorise ainsi un clivage entre possédants et non-possédants.
La distinction entre riches et pauvres – appelons les choses par leur nom – est une violence continue, généralisée, latente ou évidente. Plus, les maîtres de cette violence savent parfaitement utiliser la première, celle des différences d’appartenance, des différences culturelles, sociales, tribales. En créant des haines et des peurs communautaires, ils peuvent détourner l’attention des profondes injustices liées aux fractures sociales, à la violence de la pauvreté et de la lutte pour une survie minimale.
Ce site se propose d’explorer ces différents clivages. On essaiera aussi de comprendre les moyens qui ont été trouvés au travers des siècles pour sortir de ces deux formes d’aliénation ; aliénation de l’individu dans sa communauté, aliénation de la majorité des humains, exclus de l’amélioration des conditions de vie par les puissants. Deux systèmes ont été construits pour lutter contre ces deux violences. Le premier, la démocratie, a été inventé par les Grecs, avec pour but d’assurer au sein d’une même nation l’égalité de pouvoir entre les individus. Elle a constamment été combattue tout en étant officiellement instaurée. Le second, l’éthique personnelle, a été amené par les révélations monothéistes, libérant l’individu de la contrainte de son appartenance en lui proposant un rattachement direct à un être transcendant. Plus discrète que la démocratie, l’éthique parle à la conscience de chacun…
L’actualité ramène toujours la pensée vers ces sources de conflit, de violence et de contrainte. Mais elle peut également être l’occasion de mieux comprendre les outils de libération individuelle et collective, que l’humanité a inventé afin de tenter d’échapper au tragique de son existence.