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Quelques réflexions sur le Progrès

La notion de progrès a fait couler beaucoup d’encre depuis qu’au 18ème siècle, quelques grands optimistes en ont fait le moteur principal de la pensée des Lumières. A l’époque, le progrès scientifique et technique était considéré comme une partie d’un tout indissociable qui incluait aussi le progrès social, l’avancée des peuples sur les chemins de la liberté, de l’égalité, de la fraternité et, par suite, du bonheur.

Le 19ème siècle vit, lui aussi, de nombreux apologues du progrès. Certains continuaient dans la lignée de leurs prédécesseurs, d’autres – désormais un peu plus circonspects – prônaient l’avancement des sciences et des techniques (le seul progrès réellement visible) afin d’en user comme d’une locomotive pour tirer le reste. Il faut dire que le « reste » suivait avec difficulté et les progrès sociaux accomplis en Europe durent bien plus à la lutte acharnée pour l’accès à certains droits (limitation du temps de travail, vote pour les femmes, etc.) qu’aux avancées scientifiques (trop abstraites) ou techniques (vite phagocytées par les industriels dans le seul intérêt des grandes corporations).

Il est assez ironique de remarquer qu’en Europe et aux Etats-Unis, le progrès technique n’a atteint une part appréciable des populations que précisément à partir du moment où l’on a commencé à douter sérieusement de l’idée même de progrès. En effet, la signalétique du progrès technique que fut l’explosion de produits nouveaux destinés à la consommation – automobile, transport aérien, électro-ménager – a accompagné les inquiétudes liées à l’armement intensif de l’entre-deux guerres, inquiétudes qui ont atteint leur paroxysme avec ce que certains ont appelé le péché originel des sciences et des techniques : les bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki.

Depuis lors, l’humanité entière vit un rapport ambivalent avec le progrès. Attachés au confort matériel apporté par un nombre indéterminé d’objets (dont la valeur ajoutée en termes de qualité de vie oscille entre l’indispensable au gadget), fascinés par l’imagination débordante des innovateurs qui, elle, est poussée par des impératifs financiers à aller toujours plus vite toujours plus loin, les hommes se retrouvent doublement en porte-à-faux. D’une part, ils ont le sentiment que le « progrès » n’en est pas nécessairement et que chaque objet sur lequel ils se précipitent avec enthousiasme peut être au moins autant source de nuisance que d’utilité. D’autre part, tout en ne pouvant y résister, s’interrogent sur la finalité d’un mode de consommation de plus en plus avide de gadgets et dont le moteur semble s’être emballé au risque de détruire en quelques décennies le précieux équilibre de la planète.

C’est dire à quel point aujourd’hui la notion de progrès est vécue avec scepticisme ou perplexité par ceux-là même qui oublieront soudain leurs inquiétudes « métaphysiques » lors de la mise sur le marché du dernier modèle de leur appareil favori (ordinateur, automobile ou lave-linge). D’une manière encore plus compréhensible, leurs inquiétudes disparaissent également comme par enchantement lorsque le progrès en question touche aux soins …et l’on comprend très bien comment un militant anti-nucléaire peut quand même – et pour lui sans contradiction aucune et à juste titre – voir d’un très bon œil l’utilisation de la radioactivité dans le traitement de certaines maladies.

Tous ces paradoxes, tant dans les descriptions que dans les attitudes, indiquent que la notion de progrès mérite d’être remise en procès. Ma thèse dans ce qui suit est qu’elle souffre d’une multitude de définitions qui rendent inévitable l’amas de contradictions et d’interrogations qui s’en suit. Pour essayer de comprendre ce qui se passe, il serait donc important de tenter de clarifier les couches de significations différentes qui se sont accumulées sur la notion de progrès et qui en font aujourd’hui un concept polysémique et attrape-tout, le pire comme le meilleur. Ces différentes couches ne se sont pas développées d’une manière chronologique et il est possible de les énumérer d’une manière indépendante de leur évolution dans le temps.

Le terme « progrès » signifie aller de l’avant, pris – bien entendu – avec une connotation positive. Aller de l’avant signifie donc améliorer. Ceci est clairement perçu lorsque l’on dit d’un élève qu’il a fait des progrès en mathématiques ou en anglais. La connotation positive attachée à l’amélioration est à distinguer fortement de toute évaluation morale. S’il est bien d’améliorer ses compétences en langues étrangères, l’amélioration par un cambrioleur de ses talents d’ouverture des coffres forts reste clairement discutable, même si pour lui cette amélioration constitue bien un progrès. Il est donc impératif dans une première étape de découpler la valeur-progrès de la valeur-éthique. Elles sont, au premier abord, incommensurables, même s’il sera possible par la suite de les constituer en deux notions inséparables, ainsi que nous le verrons dans ce qui suit.

Depuis la Renaissance, depuis qu’on a reconnu avec Galilée que « le monde est écrit en langage mathématique », est intervenue une tendance à évaluer le progrès en termes quantitatifs, garantissant ainsi (du moins le pense-t-on) l’objectivité de cette évaluation. C’est ainsi qu’il est devenu aisé de qualifier le progrès grâce à des quantités que l’on peut considérer comme élémentaires, car elles reposent prioritairement sur des données très peu sophistiquées de la perception humaine. Toujours plus vite, plus loin, plus grand, plus petit, etc. Depuis deux ou trois siècles, la course aux progrès est ainsi devenue digne du Guinness Book of Records. Et la grille de lecture économique est venue parachever le tableau de l’évaluation quantitative de l' »amélioration » par sa lecture finale par le biais de la bottom line, c’est-à-dire en espèces sonnantes et trébuchantes.

La vision naïve du progrès en termes d’accélération quantitative d’une part et d’autre part son rattachement aux éventuelles retombées économiques achevèrent de discréditer cette notion, déjà lourdement atteinte malgré des avancées (quantitatives et qualitatives) incontestables. Le « progrès » fut dès lors de plus en plus vu au mieux d’une manière ironique (on n’arrête pas le progrès !) et au pire comme une source d’inquiétude permanente (que vont’ ils encore nous inventer ?). Bien entendu, on s’accroche et on s’accrochera sans doute toujours aux espoirs placés dans le progrès scientifique et technique à partir du moment où la santé est en jeu. La question à laquelle il faut trouver une réponse est donc la suivante : qu’est-ce qui fait que le progrès scientifique et technique soit reçu d’une manière aussi ambivalente ? Pourquoi cette position inconfortable face à une évolution qui devrait, au contraire, n’avoir que des avantages ?

Ma thèse, dans ce qui suit, est que nous n’avons pas compris les enjeux de la notion de progrès. Nous avons été fascinés par ses conséquences matérielles, sociales, économiques, bonnes ou mauvaises, mais nous n’avons pas su aborder clairement son mode de fonctionnement car nous n’avons pas su – ou voulu – l’aborder en fonction de ses propriétés intrinsèques, celles qui auraient dû dès l’abord être incluses dans sa définition même.

Progrès et liberté

Tentons une définition : on appellera « progrès » tout élément nouveau, de quelque nature qu’il soit, qui augmente d’une manière partielle et relative le pouvoir que les êtres humains peuvent exercer sur eux-mêmes, sur leurs sociétés et sur le monde. A ce titre, il constitue une augmentation quantifiable du champ des possibles, c’est-à-dire des marges de manœuvre, et par suite de la liberté de chacun.

J’insiste sur la liberté de « chacun » car, au cours des millénaires, de nombreux progrès significatifs ont eu lieu dans des sociétés où les individus n’avaient pas d’existence clairement définie en dehors de leur collectif. Cette forme de progrès (celui de la navigation ou de l’agriculture par exemple) a certes augmenté la liberté des communautés et des groupes sociaux dans lesquels il s’est développé, sans jamais susciter un questionnement, une angoisse ou une remise en cause de son existence. Il était non révolutionnaire par nature puisqu’il ne risquait jamais de porter atteinte à l’équilibre social du groupe.

Depuis que le progrès fut associé aux choix individuels, il ne pouvait qu’être vu avec inquiétude et malaise dans les sociétés traditionnelles. De plus, il est important de noter que ce progrès, dont la prise de conscience ne survient qu’à partir de la Renaissance, devait être relié aux sources de l’individuation spécifique de la culture occidentale. En effet, pour qu’il fût possible, il fallait réaliser trois conditions :

  • la liberté individuelle en tant que fait social (inventée par les systèmes politiques de la Grèce antique),
  • la liberté individuelle en tant que fait métaphysique et universel (inventée par les systèmes monothéistes),
  • l’apport des avancées scientifiques et techniques, perçues uniquement à partir de la Renaissance comme étant capables de transformer les conditions de vie des humains en agissant directement sur leur environnement.

Il est donc inévitable, si l’on accepte ce qui précède, de constater que l’augmentation de la liberté individuelle est un phénomène connoté culturellement et éthiquement. L’association de la notion de progrès avec celle de la liberté individuelle indiquerait donc que le premier est daté comme un phénomène d’invention récente et dont la valeur n’est pas partagée par tous. Ce qui a pour conséquence d’ailleurs d’aboutir à des situations ambivalentes et peu cohérentes. Ainsi, de nombreuses sociétés qui ont adopté avec enthousiasme l’idée d’un progrès technologique – pour des raisons d’enrichissement ou de développement économique – sans pour autant adhérer à l’idée qu’il puisse augmenter les libertés individuelles se retrouvent aujourd’hui dans une position de mal-être parfois inconsciente ou incomprise et en tout cas fortement paradoxale.

Cette définition du progrès comme une augmentation (quantitative et qualitative) du champ de manœuvre individuel possède quelques caractéristiques qu’il serait intéressant de méditer.

1 – Elle s’applique aux savoirs et aux technologies (analogue en cela à la définition classique). C’est ainsi qu’on peut constater l’augmentation des progrès dans la liberté de circuler – la voiture, le train ou l’avion – dans la liberté de s’alimenter, de communiquer, de se faire soigner, de profiter d’un surcroît, quels que soient les termes dans lesquels il s’exprime (valeur ajoutée économique, sociale, etc.).

2 – Elle s’applique aussi aux progrès sociaux et politiques : ainsi, la démocratie est un progrès par rapport à toutes les autres formes de gouvernement en raison des libertés qu’elle autorise, la garantie de soins (sécurité sociale) est un progrès en ce qu’elle permet d’atténuer l’aliénation causée par la maladie en association avec la pauvreté, etc. D’ailleurs les régimes politiques peuvent être aisément décrits par la mesure de liberté qu’ils accordent et qui peuvent osciller entre la négation des libertés (tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit) et leur élargissement maximal (tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé). Il est évident dans cette dernière expression que la définition minimale de l’exercice de la loi est une avancée formidable dans la voie de l’autorisation accordée à chacun d’user de la notion de progrès elle-même selon ce qui lui semble le plus convenir à sa propre condition, apportant à chacun un outil rendu légitime pour actualiser ses propres capacités d’innovation et de créativité.

3 – Elle n’a strictement rien à voir avec le bonheur, ni celui de l’individu, ni celui de l’humanité ; elle ne répond ni à une évolution spirituelle de l’histoire (version Hegel), ni à l’évolution vers une fin de l’histoire (version Fukuyama). L’augmentation des libertés de chacun peut certes être l’objet d’un plaisir immédiat (frémissement d’excitation et de joie de celui qui vient d’acheter sa première voiture) mais elle n’est même pas une source de bonheur béat sur le long terme pour les personnes impliquées. En effet, chaque liberté nouvelle (acquisition d’une voiture) entraîne avec elle des responsabilités qui lui sont proportionnelles en importance (coût, responsabilité civile, etc.). La liberté sexuelle elle-même – dont on pourrait sans doute discuter de la valeur en termes de progrès – ne se met à devenir réellement telle que lorsqu’on la considère également en termes de responsabilité (à l’égard d’autrui et de soi-même).

4 – Le progrès, en soi, est totalement amoral. L’augmentation de la liberté n’implique pas nécessairement les comportements qui s’en suivront. Au contraire, en association avec des principes éthiques rigidifiés, elle peut susciter des réactions qui lui seront adverses. Ainsi de l’excès de la liberté d’expression se transformant en insulte à autrui, ou de l’excès de liberté dans les choix de consommation attirant une pénurie de matières premières, etc.

Aujourd’hui, la prise de conscience du progrès, sous toutes ses formes, se globalise et les exigences du progrès en tant qu’augmentation de la marge de manœuvre de chacun deviennent de plus en plus pressantes mais aussi parfois encombrantes. Car elles contiennent en germe ce qui fait les quatre principales tragédies du progrès.

Sur le plan global (celui de la planète) et social (celui des différentes collectivités) :
1 – la responsabilité directe et la mise en procès de l’être humain pour ce qui concerne sa gestion de la planète et de tout ce qui y vit,
2 –la prédiction à plus ou moins long terme de l’éclatement de nombreuses sociétés unies autour de valeurs traditionnelles collectives. Dans ces situations, le progrès des libertés est perçu comme devant être évité à tout prix, y compris celui de répressions sanglantes.

Sur le plan individuel, on constatera à l’égard du progrès des attitudes ambivalentes, fonction de la psychologie de chacun. Ainsi :
3 – pour certains, la liberté de choix entraînera une augmentation de l’inquiétude (qui a jamais dit que l’être humain tient à être libre ?)
4 – pour d’autres, l’existence de cette liberté (en théorie) alors qu’elle leur est interdite (en pratique) contribue à une accumulation de frustrations dont les conséquences, sur les plans individuel et collectif, ne pourront être évitées qu’avec beaucoup de difficulté. La première étant déjà d’en prendre conscience.

Si l’avènement du progrès amène avec lui une telle série de paradoxes, il ne sera pas étonnant que l’humanité ressente plus ou moins confusément qu’elle vit avec lui un rapport de fascination/répulsion, source d’une inquiétude de plus en plus grande. Cela est en effet parfaitement normal. Le progrès amène avec lui une prise de conscience, certes variable en fonction des individus et des sociétés, mais bien réelle. Cette prise de conscience de l’être humain en tant qu’être humain a sans doute débuté avec homo habilis, celui qui savait l’intérêt d’avoir toujours avec lui un caillou acéré. Le maniement de l’outil, puis de l’objet qui en est résulté, ont sans doute été les premiers balbutiements de cette avalanche d’exaltations et d’inquiétudes qui s’égrènent tout au long de l’aventure humaine.